Lucarne Opposée
·23 décembre 2024
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Champion d'Amérique du sud en 1926, champion du monde en 1928 à Amsterdam, auteur d'une action de légende en finale contre l'Argentine, René Borja décède à trente-trois ans d'une crise cardiaque alors qu'il était venu voir son équipe Wanderers, jouer le match du titre. Voici l'histoire du grand Tito Borjas.
René Borjas naît à Minas un 23 décembre 1897. Il arrive jeune à Montevideo pour assouvir une passion à laquelle il a déjà pu s'adonner dans son département, le football. Il joue d'abord pour l'équipe aujourd'hui disparue d'Uruguay Onward puis rejoint en 1923 l'Atlético Wanderers, équipe jouant au sein de la FUF lors du schisme du football uruguayen. Fin 1922, Peñarol a en effet quitté l'AUF à la suite d'un conflit sur un match de Coupe Aldao organisé en Argentine. Le Montevideo Wanderers ne voulait pas choisir entre l'AUF (dans laquelle le Nacional était resté) et la nouvelle FUF (fondée principalement par Peñarol et Central Español), les Bohemios restent ainsi au sein de l'AUF, mais fondent une deuxième équipe, l'Atlético Wanderers, qui rejoint la FUF. Tito Borjas y commence donc au haut niveau et se fait rapidement remarquer puisque son club est champion de la nouvelle ligue de la FUF en 1923 (devant Peñarol, Borjas inscrivant le but décisif contre les Carboneros durant le dernier match) et vice-champion en 1924. Il y est tellement bon qu'il est appelé une première fois en équipe nationale des équipes de la FUF et qu'il rejoint en 1925 la plus grande équipe de l'époque, Nacional, pour la fameuse tournée en Europe de 1925 (une histoire qui vous est raconté dans le LOmag n°9), alors que Nacional est déjà en Europe, pour remplacer Pedro Petrone, blessé. Durant cette tournée, il marque seize buts en douze matchs, terminant troisième meilleur buteur derrière Héctor Scarone et Héctor Castro. Le complément sportif Referí, par Marcelo Decaux, nous apprend qu'après son retour d'Europe en 1925, l'un de ses frères part à Buenos Aires dans le cadre d'affaires et qu'il disparaît là-bas, sans laisser de trace, sans donner de nouvelles. Jusqu'au jour de sa mort, Borjas attendra désespérément son retour.
Revivez les Jeux de 1924
Après cet aparté au Nacional, il retourne au Montevideo Wanderers, l'équipe principale des Wanderers dans ce championnat réconcilié et, grâce à ses bonnes performances, il est appelé fin 1926 pour disputer le championnat sud-américain au Chili. Dans une équipe composée principalement de ses anciens collègues de tournée du Nacional, notamment en attaque, Tito Borjas ouvre la marque pour l'Uruguay le 17 octobre 1926 lors du match contre le Chili gagné trois buts à un. Le 24 octobre, les deux ennemis de toujours Uruguayens et Argentins se retrouvent pour un match spécial puisque l'Argentine n'a eu qu'une seule occasion de jouer l'Uruguay en match officiel depuis le titre mondial obtenu en 1924 par la Celeste, titre jalousement regardé par les voisins de l'autre rive. L'Argentine arrive avec l'espoir qu'elle a désormais depuis deux ans, de montrer qu’elle aurait très bien pu gagner le titre à Paris si elle avaient participé à l’épreuve. De plus, l'Albiceleste arrive confiante en ayant gagné ses deux premiers matchs du tournoi contre la Bolivie (5-0) et contre le Paraguay (8-0). Malheureusement, encore une fois pour l'Argentine, l'Uruguay est plus fort et l'emporte deux buts à rien, dont une ouverture du score de Tito Borjas, titulaire en attaque avec ses deux compères de la tournée du Nacional, Scarone et Castro. À vingt-neuf ans, Borjas est champion d'Amérique du Sud et il peut continuer sa carrière au Montevideo Wanderers. En 1927, lors d'un nouveau championnat sud-américain, à Lima, l'Uruguay, privé de Borjas, perd contre l'Argentine.
Il faut dire que Borjas ne fait pas partie des titulaires indiscutables d'une sélection qui comprend un nombre incroyable de joueurs de très grande qualité comme Pedro Cea, Héctor Castro, Pedro Petrone, Santos Urdinarán, Roberto Figueroa, mais aussi d'autres possibilités comme le vieux José Piendibene. La suite est racontée par Julio Bayce dans « 100 Años de fútbol » : « Les champions olympiques doivent se préparer avec attention pour les Jeux d'Amsterdam. Là-bas, ils devront défendre l'honneur du titre, titre auquel aspireront de nombreux et puissants adversaires. La défaite de Lima a donné force à cette rumeur qui veut que nos champions soient vieux et usés. Ce ne sont plus les mêmes jeunes qu'à Colombes. Peut-être qu'il sera facile de les battre. La préparation pour le championnat s'est faite avec sérieux et a été suivie avec intérêt et respect par l'opinion publique. La désignation des sélectionnés a été acceptée en général, avec les réserves d'usage. […] On peut avoir une idée de l'intérêt des fans avec le concours organisé par Mundo Uruguayo pour élire l'avant-centre titulaire de la sélection, qui a donné 52 134 votes pour Borjas, 47 037 pour Cea et 46 931 pour Petrone ». Au total, plus de 140 000 personnes ont voté par correspondance en renvoyant un petit coupon intégré au magazine. L'Uruguay n'a pas le choix : Borjas est appelé pour le tournoi d'Amsterdam 1928 en compagnie de son ami également joueur de Wanderers Roberto Chueco Figueroa. Le groupe part de Montevideo le 30 mars 1928.
Dans l'ordre, gauche à droite, Nasazzi, Andrade, Mazali, Gestido, Borjas et Cea
L'Uruguay peut s'entraîner pendant le voyage sur les terrains des villes escales, comme à Rio, sur le terrain du plus grand club de la ville carioca, le Vasco de Gama, à Madère, à Lisbonne, sur le terrain du Sporting. La sélection arrive finalement au Havre le 6 mai et la direction de la délégation décide de jouer très rapidement deux matchs amicaux pour reprendre le rythme de la compétition, contre le HAC et le Stade Havrais. L'effectif de vingt-trois joueurs permettant une équipe dite de titulaires et une équipe de remplaçants. L'équipe des titulaires l'emporte huit buts à un contre la principale équipe de la ville, le HAC, alors que l'équipe des remplaçants l'emporte neuf à zéro, dont un quintuplé de Borjas, contre le Stade Havrais. Le onze titulaire est nommé par un triumvirat, composé de José Nasazzi (capitaine), Félix Polleri (président de la délégation, représentant de l'AUF) et Primo Gianotti (entraîneur, mais dans le sens actuel de préparateur physique plutôt que sélectionneur). René Borjas est parti pour être remplaçant, malgré le sondage. Sauf que, quand l'Uruguay arrive à Amsterdam le 10 mai, Pedro Petrone souffre d'un problème gastrique, problème qui l'a dérangé tout le voyage et qui l'empêche d'être titulaire pour les débuts contre l'hôte néerlandais. René Borjas peut entrer en piste. L'équipe des titulaires contre le HAC est reconduite, à l'exception donc de Petrone. 45 000 spectateurs se massent dans le stade pour voir leur sélection affronter les champions en titre. Avant le match, les Pays-Bas ont bien porté une réclamation sur Héctor Scarone, qui avait joué un temps en 1926 au FC Barcelone dans une équipe professionnelle, mais la réclamation est venue trop tardivement et Jules Rimet, président de la FIFA, soutient que le football ne doit plus être l’apanage de la classe aisée et que le concept d'amateurisme doit être entendu avec flexibilité. Sur le terrain, les Uruguayens font ce qu'il faut, puisque Scarone ouvre le score dès la vingtième minute. Carlos Reyes Lerena, correspondant sur place du quotidien El País décrit le but comme suit : « Un but extraordinaire. L'équipe uruguayenne joue comme prévu, le gardien n'étant pas inquiété, les défenseurs ne commettant pas d'erreurs, le milieu, surtout Gestido, ne laissant pas d'espaces aux Hollandais, les attaquants mettant en place leur plan à la perfection. Il s'était écoulé vingt minutes de jeu, quand Cea trouva Arremón. Ce dernier centra sans attendre et Borjas, avec intelligence, la laisse passer pour Scarone qui était libre. Ce dernier tire au ras du sol, puissamment, et la balle entre dans le but en une seconde ». L'Uruguay l'emporte deux à zéro et voit poindre au second tour l'Allemagne. Auteur d'un bon match contre les Pays-Bas, Borjas sort de la rencontre légèrement blessé, alors que Petrone se remet de ses problèmes de santé. Tito n'est pas appelé contre l'Allemagne en quarts ni contre l'Italie en demies. Il n'est pas non plus appelé pour la finale contre l'Argentine qui se joue le 10 juin. Petrone, son remplaçant, ouvre le score à la vingt-troisième minute (son quatrième but en trois matchs), mais l'Argentin Manuel Ferreira lui répond à la cinquante-deuxième minute. Héctor Castro se blesse dès le début du match et passe toute la rencontre sur le côté droit, occupant une aile sans pouvoir se mouvoir à une époque qui ne connaît pas les remplacements. Malgré deux prolongations de quinze minutes, le score nul entraîne une nouvelle finale, trois jours plus tard.
Pour la deuxième finale, l'attaque uruguayenne est un chantier. Castro est blessé, Scarone et Petrone ne sont pas en forme depuis quelques matchs. L'équipe change de visage en deux jours et Tito Borjas reprend la place de titulaire en attaque, accompagné sur les ailes d'Arremón et de son collègue de Wanderers Figueroa, pour son premier match du tournoi. Dans l'axe, Cea et Scarone. À la dix-septième minute de jeu, Figueroa ouvre le score. Il raconte pour « 100 Años de fútbol » : « Borjas contrôle bien la balle sur une passe de Gestido, évite un Argentin puis passe la balle au Vasco Cea qui, après une course, lui remet. Moi, qui avait une excellente situation sur le côté, je lui crie "À moi !" et, sans s'arrêter un instant, juste avant l'obstacle de l'adversaire, il me passe la balle parfaitement. J'arrive à éviter Bidoglio, et, sentant toute la responsabilité du moment, j'ouvre bien les yeux pour ne pas me tromper. De mon mauvais pied, je frappe et marque le premier but ». Borjas permet à son collègue de Wanderers d'ouvrir le score. Mais Luis Monti égalise à la vingt-neuvième, tout est à refaire. Le match s'allonge, la tension monte, après cent-vingt minutes de jeu d'une première finale et soixante-dix de l'autre match, il n'y a toujours pas de vainqueur entre les deux plus grandes sélections de l'époque. À la vingt-huitième minute de jeu de la seconde période, Píriz réussit à intercepter la balle au milieu de terrain. Héctor Scarone raconte le but dans Mundo Uruguayo : « Borjas reçoit la balle dans l'axe, dos au gardien adverse, il me la passe du gauche subtilement en criant "À toi Héctor !" dans ma direction. Bidoglio et Paternoster me suivaient de peu et la balle, passée par Borjas, avait rebondit à mes pieds m'invitant à une décision rapide. Je n'ai pas réfléchi un seul instant : au premier rebond, comme recevant une l'invitation de la frappe, comme étant à point nommé, je l'ai reprise de volée et envoyée violemment dans le but ! […] La frappe a été tellement violente que, après avoir frappé les filets, la balle est revenue sur le terrain dans la course de Figueroa qui d'une nouvelle frappe la remis dans le but, pendant que Ángel Bossio, depuis le sol, lui indiquait que cet effort ne servait à rien. En réponse, Figueroa lui cria : au cas-où ! ». L'Uruguay est de nouveau championne du monde, Auteur d'un match splendide et de deux passes décisives, René Borjas revient en héros. Son cri, « ¡Tuya, Héctor! » est entré dans la légende en Uruguay et, dans le langage courant, signifiant : « à ton tour ». À Montevideo, alors que le match est suivi par informations télégraphiques par une foule compacte, le peuple peut exulter. Le vote pour Borjas n'a pas été vain.
Borjas s'en retourne donc à Montevideo jouer pour Wanderers, avec son ami et coéquipier de la sélection nationale, Figueroa. Mais petit à petit, il commence à manquer des matchs, à avoir des « douleurs de poitrine » comme on le disait à l'époque. Il continue de jouer, mais son niveau baisse en 1929 puis 1930 et il n'est logiquement pas appelé pour la sélection qui est championne du monde à Montevideo. Un jour de 1931, lors d'un entraînement avant un match contre Nacional, il est de nouveau pris de douleur à la poitrine. Un médecin l'ausculte et lui impose du repos et de l'air frais, lui détectant pour la première fois un problème cardiaque. René Borjas passe plusieurs semaines en bord de mer à Piriapolis, loin du football et Wanderers prend à sa charge les frais d'hôtel. Le joueur retourne à Montevideo, mais il a toujours interdiction de s’approcher d'un terrain de football quand, le 19 décembre 1931, son Wanderers s'en va jouer le Defensor au Franzini pour le match du titre. Tito Borjas ne supporte pas de rester chez lui à ne rien faire et décide donc avant le match d'aller en tribune principale pour supporter son équipe. À la fin de la première mi-temps, son ami Figueroa a une occasion en or face au gardien du Defensor mais la manque. Sur le coup de l'action, Borjas se lève en tribune, puis se sent mal. Il titube et s'effondre au coin de la rue. Le médecin de Wanderers tente de le réanimer, il est transporté à l'hôpital, mais il est trop tard. Sur le terrain, Wanderers l'emporte grâce à un but à six minutes de la fin, décrochant ainsi le dernier titre de l'ère amateur et le dernier titre du club, qui semble maudit depuis. Wanderers célèbre à peine son titre. Capitaine en l'absence de Borjas, Domingo Tejera, qui était également membre de la délégation ayant voyagé à Amsterdam même s'il n'a pas joué) et les autres joueurs se rendent en short et maillot à l'hôpital immédiatement à la fin du match, pour apprendre la mauvaise nouvelle.
Les cendres de Tito Borjas reposent à Montevideo. Pour les cent ans du club, en 2002, Wanderers renomme sa tribune principale du nom du joueur, alors qu'une plaque avait été apposé en hommage au joueur dès 1932, au Centenario. Un club de Minas, sa ville natale, porte son nom, le Tito Borjas, fondé le 19 avril 1935, club qui a connu son heure de gloire et ses « Galactiques » en 2004, mais c'est une autre histoire. À chaque repas de famille, réunion, match de foot, mariage ou autre anniversaire, les Uruguayens rendent un peu hommage à Tito Borjas quand, dans une conversation, surgit le fameux « ¡Tuya, Héctor! ». Une invitation à la passe.