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Lucarne Opposée

·29 août 2022

La fabuleuse histoire de la finale 1903

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Le championnat 1903 est le quatrième du nom en Uruguay. Peñarol a dominé les deux premières années (1900 et 1901), avant que le nouvel arrivant Nacional ne le batte en 1902. Déjà, la confrontation entre les deux colosses sent la poudre. En 1903, elle va la sentir encore plus, au sens propre comme au figuré… jusqu’à la finale du 28 août 1904.

Le championnat uruguayen se joue depuis la création de la Ligue en 1900 sur un format assez simple de match aller-retour. D’autres coupes se jouent déjà par ailleurs, comme la Copa Competencia organisée par l’association argentine entre les clubs des deux rives pour ajouter des matchs durant l’année. Quatre clubs ont fondé la Ligue en 1900 (Albion, CURCC, Uruguay Athletic et Deutscher), rejoints petit à petit par d’autres clubs comme Nacional en 1901 ou Montevideo Wanderers en 1903. Alors que le Central Uruguay Railway Cricket Club (CURCC), que nous pourrions aussi appeler Peñarol du nom de son quartier comme le fait déjà la presse à l’époque, a remporté haut la main les deux premiers championnats, Nacional s’impose pour la première fois en 1902 en gagnant dix matchs sur dix dont, évidemment, les deux confrontations contre le CURCC de Villa Peñarol. Déjà, la confrontation est née. Les deux clubs sont les plus populaires, avec plusieurs milliers de personne sur les bords des terrains pour les voir jouer.  La rivalité est sportive, mais pas que.


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Juan Carlos Luzuriaga éclaire la naissance de cette rivalité dans son texte Nacional y Peñarol en el Novecientos : la génesis de la rivalidad clásica : « On peut estimer, au début du XXe siècle à quelques dix mille jeunes de Montevideo, entre douze et vingt ans, spectateurs de football à Peñarol, Punta Carretas, Paso Molino ou au Parque Central. Nombre d’entre eux pratiquent aussi avec enthousiasme sur les terrains, places et rues. Ces aficionados ont constitué la masse critique qui a formé les premiers groupes de supporters de Nacional et du club du chemin de fer. Chaque groupe de sympathisant s’identifie pour diverses raisons avec un club alors qu’il rejette l’autre. Le football fut un moyen de canaliser les rivalités entre migrants et locaux ». Nacional est en effet depuis sa formation le club des universitaires positivistes uruguayens, locaux et d’une certaine façon nationaliste, même si ce terme est à l’époque bien plus adapté à l’Europe qu’à l’Amérique du Sud et à ses nations en chantiers. Le CURCC, club fondé par des Anglais, dans une entreprise anglaise, devient rapidement aussi celui des ouvriers de l’entreprise, qui sont souvent des migrants d’Espagne ou d’Italie. Dans tous les cas, le club des étrangers. Aucun autre club au sein de la Ligue, que ce soit l’aristocratique Albion ou le club de la communauté allemande le Deutscher, n’agrège comme le font les deux autres, une telle masse de supporters.

Le championnat s’éternise devant la Ligue

Le championnat de 1903 démarre donc avec sept équipes, Triunfo et Uruguay Athletic en plus des déjà mentionnés Albion, Deutscher, Montevideo Wanderers et les deux grands. Le titre se joue au meilleur de douze matchs avec victoire à deux points comme il est coutume à l’époque. Durant la phase aller, Nacional et le CURCC battent leurs adversaires et font match nul 0-0 entre eux le 19 juillet 1903. Le 27 septembre, les deux « grands » se jouent à nouveau pour la phase retour. Camacho ouvre la marque pour l’équipe de Villa Peñarol, mais Carlos Céspedes égalise en fin de deuxième mi-temps. C’est l’avant dernier match du CURCC qui termine la saison invaincu avec vingt-deux points. Nacional a de son côté encore trois matchs à jouer pour arriver au même solde, ayant pris du retard notamment quand l’équipe d’Uruguay, composée uniquement de joueurs de Nacional, est allée s’imposer pour la première fois de son histoire en terres Argentines. Nacional bat Triunfo (2-0) puis Uruguay Athletic (4-0) et enfin le Wanderers (4-0) pour égaliser le total du CURCC. Le but encaissé par Nacional lors du clásico de la phase retour est le seul encaissé de toute la saison par Amílcar Céspedes ! La fin de saison s’éternise car le formulaire de la confrontation du match Uruguay Athletic – Nacional disparaît. Referi, citant le quotidien El Tiempo, relate les faits : « Quand s’est terminé le match entre les deux équipes, Miguel Nebel, capitaine de Nacional, apporte le formulaire à Mac Cullin, capitaine de Uruguay, pour qu’il le complète. Ce dernier refuse alléguant ne pas se souvenir du nom de tous les joueurs et s’engage à le remplir dans le délai réglementaire de sept jours à l’Association et à le laisser à disposition de Nebel au sein du commerce du secrétaire du club. Un jour avant la fin du délai, Nebel passe à ce lieu et le formulaire n’y est pas. Trois jours plus tard, Uruguay Athletic envoie une lettre à l’Association en y ajoutant le formulaire. Dans la lettre, le club demande que les points soient retirés à Nacional pour ne pas avoir respecté le règlement. À cette époque, la Ligue est dominée par les Anglais, de sorte que quand les délégués de Nacional présentent leur défense, les Anglais indiquent ne pas les comprendre. Le club réussit alors un plan de maître. Il change ses délégués pour d’autres qui parlent anglais. Ces derniers, après une exposition bien menée et implacable, commencent le chemin vers la victoire du tournoi. Ils disent “Les matchs doivent se gagner sur le field et non dans les délibérations de la commission” ».  Nacional garde les points et, avec le CURCC, termine donc à égalité forçant l’organisation d’une finale, la première de l’histoire du championnat de football d’Uruguay. À la suite des différents problèmes avec le formulaire, elle devrait logiquement intervenir tout début 1904.

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En pleine guerre

Mais les événements en Uruguay ne vont pas se laisser la finale se dérouler : le 1er janvier éclate la Révolution de 1904. L’Uruguay est depuis longtemps l’objet d’une lutte entre ce que l’on appelle l’intérieur, schématiquement la campagne, « propriété » du parti blanc, du parti Nacional (sans lien formel avec le club), Montevideo et ses alentours appartenant alors au parti rouge, « Colorado ». Rouge n’a ici rien à voir avec un parti de gauche, même si à ses origines le parti Colorado est un parti républicain, planificateur et progressiste. Les caudillos du parti blanc n’acceptent pas d’avoir perdu les élections présidentielles du 1er mars 1903 (élection indirecte, le président étant élu par le parlement) et leur dirigeant, Aparicio Saravia, décide donc faire lever des hommes dans l’intérieur du pays, notamment à Rivera, pour prouver sa force. José Batlle y Ordóñez ne l’entend pas de cette oreille et envoie la troupe à l’intérieur pour se battre contre l’armée « blanche ». Avant cela, il fait évidemment appeler tous les hommes capables d’être en arme dans la ville de Montevideo et ses alentours, ce qui devrait concerner par exemple les frères Céspedes. Sauf que ces derniers ont de la famille à l’intérieur, de souche du partie Nacional, le père est de Cerro Largo et ils ne veulent aller se battre « contre leurs propres frères ». Les trois frères émigrent donc temporairement de l’autre côté du fleuve, à Buenos Aires, pour échapper à la conscription. Ils sont accompagnés d’un autre joueur de Nacional, Gaudencio Pigni. Durant le début de la saison 1904, les Céspedes et Pigni jouent donc pour le club de Barracas, en première division argentine. D’autres joueurs de Nacional sont incorporés à l’armée comme le capitaine Miguel Nebel et Ernesto Bouton Reyes, pendant que d’autres joueurs rejoignent l’armée du parti Nacional comme Gonzalo Rincon ou Eduardo De Castro. Selon le site Decano.com : « Les joueurs du Central Uruguay Railway Cricket Club, en tant qu’employés d’une entreprise étrangère comme le FCC del Uruguay, étaient exonérés du service militaire obligatoire en accord avec une des clauses de la concession signée entre l’entreprise et le gouvernement du General Maximo Santos ».

Finalement, les forces gouvernementales Colorado écrasent les forces de Saravia (Batlle y Ordóñez, adepte du modernisme contre ces gaúchos, avaient eu la prévention de commander des Mauser allemands très efficaces – un coup de Mauser finit d’ailleurs par tuer Saravia le 10 septembre 1904). Le parti Colorado peut asseoir son pouvoir pour les prochaines années et développer sa politique de développement industriel et éducatif comme il le souhaite. Le pays rentre dans une phase de paix et de prospérité qui durera presque soixante-dix ans. En attendant, le conflit s’est apaisé et la Ligue décide de jouer la finale le 28 août 1904 à 14h30 sur le terrain de l’avenue du 19 Avril, field d’Albion. Le président de Nacional Domingo Prat proteste, son équipe étant disséminée entre Buenos Aires et les forces armées, mais la Ligue dominée par les étrangers ne l’entend pas de cette oreille. Les frères Céspedes étant théoriquement des déserteurs, ils ne peuvent même pas poser le pied en Uruguay.

Un sauf-conduit

Dans les coulisses, Pedro Manini Rios, jeune avocat, lui-même adhérent au parti Colorado mais qui fait aussi partie de l’équipe dirigeante de Nacional, en appelle directement au président de la République Batlle y Ordóñez. Il indique « ils n’ont commis aucun délit de fuite. Parce que ce n’est pas un délit de refuser de prendre les armes contre ses frères ». La guerre approchant sa fin, Batlle y Ordóñez ayant déjà presque gagné et voulant reconstruire le pays sur des bases de concorde, accepte de ne pas intervenir sur les fuyards. Nacional obtient également la démobilisation temporaire d’Eduardo de Castro et d’Ernesto Bouton Reyes. Au final, seul Gonzalo Rincón et Ernesto Bouton Reyes qui sont au nord du pays, ne peuvent participer à la finale.

Dans son livre El estilo del futbol uruguayo, del ferrocaril al tango, Aldo Mazuccelli explique la suite : « Le 14 août, Nacional invite Barracas à venir jouer un match amical à Montevideo. Barracas emmène avec eux, en dehors de la vue des autorités, mais sans qu’on leur mette des obstacles, les frères Céspedes et Gaudencio Pigni, qui jouent alors pour Barracas. […] La finale est décidée au 28 août. C’est Davies, capitaine de Peñarol en 1905, qui explique le mieux cette en finale : “C’est le match le plus excitant que j’ai joué. Ça s’est joué sur le terrain de l’Albion, sur l’avenue du 19 avril. C’était un match d’appui, car nous avions le même nombre de points en 1903. […] Nous arrivons sur le terrain optimistes et confiants, car nous savions, du moins nous pensions savoir, qu’il manquerait à Nacional Céspedes, Cordero, Rincón… De leurs meilleurs joueurs ! Et quelle ne fut pas notre surprise, quand juste à l’heure, on voit venir les absents entre les vestiaires, déjà habillés et prêts pour commencer le match !” ».

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Deux colosses

En effet, les démarches de Nacional pour faire revenir de nombreux joueurs ont été effectuées dans le plus grand secret. Le 28 août, jour du match, le quotidien La Tribuna Popular écrit : « L’équipe avec laquelle le Nacional défendra son trophée est formée de quatre joueurs de l’équipe première et sept de la deuxième équipe. C’est donc plus qu’insuffisant et quel que sera le résultat du match, il sera toujours honorable pour les membres de cette équipe ». Comme nous l’avons vu, Davies indique en interview bien des années après avoir vu les « revenants » entre les vestiaires avec surprise. D’autres versions existent, comme celle publiée par Referi, indiquant que les joueurs qui n’étaient pas prévus sont arrivés à la dernière minute dans une carriole tirée par des chevaux au coin du stade quand les équipes étaient déjà sur le terrain mais avec seulement sept joueurs pour Nacional. Six mille spectateurs se pressent dans les tribunes et il faut imaginer la liesse qui envahit dans tous les cas le terrain quand les trois frères Céspedes et Pigni apparaissent pour jouer. Selon La Tribuna Popular : « Terrassant les difficultés inhérentes à l’organisation d’un match entre les deux équipes mentionnées et faisant se lever le brouillard, nous avons eu dimanche l’occasion d’admirer une fois de plus le team vainqueur du championnat du Río de la Plata saison 1903 et le champion de la Copa Uruguay de 1902-1903 ». Dans l’article, les deux équipes sont également appelés « les deux colosses ».

Nacional l’emporte par trois buts à deux, après avoir mené trois buts à rien, avec deux buts de Bolívar Céspedes et un de Carlos Céspedes, deux joueurs revenant de Buenos Aires. Nacional aurait pu l’emporter avec une plus grande marge, mais la deuxième mi-temps est dure et longue, l’absence de préparation adéquate se faisant sentir. Nacional remporte ainsi son premier doublé (1902-1903), dans la foulée de celui de Peñarol (1900-1901), avec un apport essentiel des trois frères Céspedes. Comme on peut le voir, moins de cinq ans après le début de la ligue, les tribunes sont déjà pleines et les deux clubs dominent déjà la ville et le pays comme ils continueront à le faire durant quelques années…

Les frères Céspedes

Il n’y a évidemment pas de vidéo de cette période et presque aucune image, sinon celle floue qui est en une de cet article. Mais, côté Nacional, trois héros sortent du lot, eux qui sont venus depuis Buenos Aires dans un contexte politique plus que tendu : les frères Céspedes. Leur histoire vous est narrée dans le numéro 17 de la revue Lucarne Opposée . Moins d’un an après cette finale du tournoi de 1903 joué en 1904, deux des frères Céspedes décèdent de la variole. Le terrain d’entraînement de Nacional porte aujourd’hui leur nom.

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