Lucarne Opposée
·19 juin 2025
Haïti 1974 : l'ombre des « doc »

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·19 juin 2025
Après avoir manqué d’un rien la qualification quatre ans plus tôt, la sélection haïtienne décroche enfin le Graal pour l’Allemagne. Une consécration pour une génération qui a grandi ensemble et qui se voit donner l’occasion de briller à l’échelle du monde.
15 juin 1974, Olympiastadion de Munich. La deuxième mi-temps vient de reprendre, un long ballon italien est renvoyé par la défense d’Haïti. Seul à l’entrée du rond central, Philippe Vorbe laisse passer le cuir, le dompte sans le toucher et déclenche une ouverture en première intention de l’extérieur du droit. L’élégant milieu de terrain sait alors que Manno Sanon peut s’échapper, prendre le dessus sur Spinosi. Le jeune attaquant de Don Bosco file plus vite que l’éclair, élimine la légende Dino Zoff et glisse le ballon dans le but vide. On joue la quarante-sixième minute, le premier pays caribéen à participer à une phase finale de Coupe du Monde mène au score face à l’un des favoris annoncés de l’épreuve, l’Italie, qui encaisse son premier but depuis plus de deux ans. Il plane alors un parfum de Corée du Nord 1966 tant l’Italie a eu les occasions de mener au score, mais a soit péché par maladresse, soit buté sur un Francillon infranchissable. Le public de Munich pousse alors les Grenadiers, rêvant de vivre un exploit historique. Celui-ci ne se produit pas. Rivera, Benetti et Anastasi permettent à la Nazionale de s’imposer. L’espoir du peuple haïtien, bercé par l’interminable « But d’Haïti ! But d’Haïti ! » qui fait vibrer les télévisions locales a duré six minutes. Six minutes d’une douce folie, conclusion d’une aventure unique.
L’épopée haïtienne de 1974 prend ses racines dans celles de la génération 1957, championne des Caraïbes. Cette victoire permet de poser les bases de l’avenir, certains membres de cette génération, comme Claudel Legros évoluant en sélection jusqu’au milieu des années soixante et encadrant celle qui prendra sa relève et ira jusqu’à la Coupe du Monde (Legros sera directeur technique au sein de la délégation qui voyage à Munich). Au pays, le football se joue d’abord à l’école, les meilleurs éléments rejoignant ensuite les Violette, Aigle Noir, Excelsior, Victory ou encore Racing. En 1964, Gérard Rouzier, président de la fédération, profite du retour au pays d’Antoine Tassy, dont le contrat à la tête de la Jamaïque arrive à son terme, pour lui confier les rênes de la sélection. Celui que l’on surnomme Zoupim contribue à restructurer le football local et encadre la nouvelle génération. Tassy met en place des séances d’entraînement régulières pour la sélection, organise les équipes de jeunes. Dans le même temps, le dictateur François Duvalier, dit « Papa Doc », trouve un intérêt particulier pour le football. Patrice Dumont, auteur de François Duvalier et le football haïtien : un contrôle totalitaire, nous explique : « Haïti est champion de la Caraïbe en 1957 au moment où Papa Doc accède au pouvoir. De cette génération, il ne restait que Claudel Legros qui a joué en France, ainsi que quelques joueurs qui ont permis à celle qui suivait de jouer jusqu’en 1966. À ce moment-là, François Duvalier organise une compétition de la Caraïbe, ici à Port-au- Prince, la Coupe François Duvalier. Il cherche à diminuer son isolement politique et passe aussi par le sport. Comme tout dictateur, il instrumentalise le football. Il s’agit d’envoyer une image au monde. Il y a aussi un côté scénique : c’est un spectacle, on reçoit les délégations à la mairie de Port-au-Prince, Duvalier est présent à pratiquement tous les matchs, Haïti sort champion et la génération de Philippe Vorbe reçoit le flambeau ».
Après deux amicaux perdus notamment contre l’America Mineiro, Haïti remporte donc la Coupe François Duvalier de 1966. Cette victoire marque un tournant. D’une part car elle permet à la sélection de conquérir ses supporters, d’autre part, comme le rapporte Michel Soukar dans Avec Philippe Vorbe au sommet du football haïtien, car elle plante la graine d’une qualification possible pour la sélection à la prochaine Coupe du Monde qui se déroule au Mexique. « Nous avons des chances d’être finalistes en 1970 en tenant compte de l’organisation actuelle de la Coupe du Monde. Le Mexique étant organisateur est qualifié d’office, les éliminatoires vont se jouer entre les pays de la Caraïbe, de l’Amérique centrale et du Nord. Dans la Caraïbe, nous avons 90% de chances de nous qualifier, il ne nous restera qu’à vaincre le gagnant du groupe centre et celui du Nord » dit alors Tassy. Le sélectionneur fixe pour cela une condition : « Notre participation suppose une préparation adéquate de notre sélection qui devra commencer dès septembre de cette année 1966 jusqu’aux dates des éliminatoires, c’est-à-dire quatre ans. Cette préparation suppose une organisation complète et nouvelle de notre football et du sport en général ». Lorsque Haïti s’inscrit officiellement à la campagne de qualification pour la Coupe du Monde, le plan de Tassy se précise. Zoupim compte sur vingt-deux « joueurs de base » qui forment la sélection A, une trentaine de jeunes, qui participent aux compétitions de la catégorie avec, pour les meilleurs, la possibilité d’intégrer les séniors et s’appuie sur les quelques joueurs évoluant à l’étranger comme Legros en France, Vorbe, Désir, Barthélémy et Saint-Vil aux USA, ce dernier finissant par rentrer au pays à partir de 1968. Le principe de la sélection permanente est posé. L’équipe loge à l’Hôtel Olofson, s’entraîne deux fois par jour, multiplie les matchs amicaux, certains jeunes pointent le bout de leur nez comme Emmanuel Sanon, alors âgé de dix-sept ans. Le groupe « commando » peut alors se lancer dans l’opération Coupe du Monde. La campagne de qualification débute par deux rencontres face à Trinidad y Tobago (victoire 4-0, défaite 4-2), est entrecoupée d’un amical face à Ferroviária qui redonne confiance et se poursuit par une nette victoire face au Guatemala, champion de la CONCACAF 1967. Au retour, Haïti décroche un nul synonyme de qualification pour la demi-finale face aux États-Unis. Les Grenadiers disposent sans trembler des USA (2-0 à Port-au-Prince, 1-0 à San Diego), ils ne sont alors plus qu’à un match du rêve mondial.
La fédération se réunit alors avec les joueurs, ils sont invités à une plus grande discipline, plus d’abnégation. Le suivi médical et les entraînements sont plus poussés, le football devient une affaire d’État, le président Duvalier en faisant une question de prestige. La sélection réside désormais à l’Hôtel Montana, le « club » est soudé comme jamais, le plus beau est à venir. Malheureusement pour elle, le 21 septembre 1969, le peuple haïtien est KO, la sélection en qui tout le peuple avait placé sa foi s’incline au Sylvio Cator face au Salvador en finale aller (1-2). Consternation générale. Comment une sélection qui restait sur neuf victoires, cinq nuls et trois défaites en deux ans peut-elle livrer sa pire prestation le jour J ? La réponse se trouve en coulisses. Comme l'explique Philippe Vorbe dans Avec Philippe Vorbe au sommet du football haïtien, le régime de Duvalier vient s’immiscer dans les affaires de la sélection, comme un triste prélude à la future catastrophe de 1974 : « Une tension politique insupportable autour du match. D’abord sa date fut fixée au 21 septembre 1969, la veille du 22 septembre : anniversaire de l’accession au pouvoir de François Duvalier. Les dirigeants de la fédération n’ont pas eu la sagesse d’isoler l’équipe. Nous logions à l’Hôtel Montana et n’importe quel sbire du régime nous abordait, nous menaçant de représailles en cas de défaite. L’autobus nous menant au stade était précédé de motocyclistes armés et vêtus de gros bleu, arborant des lunettes noires. Lors de notre entrée au stade, des voix arrogantes vociféraient, proclamaient la victoire de l’équipe du président Duvalier. Le Salvador était vu comme une victime expiatoire. Cette pression faite d’intimidation et de jactance nous gela : les partisans zélés du pouvoir exigeant une victoire comme prélude à la fête du régime. Après la défaite, ils nous accusèrent d’avoir fait perdre l’équipe de leur chef, nous crachèrent dessus, nous vouèrent aux gémonies. Heureusement, la fédération, dans un éclair de lucidité retrouvée, nous fit vite partir pour San Salvador où nous préparâmes le match retour ». Effet direct, Haïti s’impose largement à San Salvador (3-0) et arrache ainsi un match d’appui organisé en Jamaïque, la règle du but à l’extérieur n’ayant pas cours à l’époque. Malheureusement, si la délégation s’isole de nouveau une semaine loin du pays pour éviter toute pression directe, elle est rattrapée par le pouvoir qui décide non plus d’exercer une pression directe, mais de faire intervenir des forces mystiques. Des hougans, ces chefs spirituels de la religion vaudou, s’immiscent au milieu des joueurs, imposent des rites et autres conduites à tenir, perturbent la préparation jusqu’au moment d’entrer sur le terrain. Haïti a trois occasions nettes d’ouvrir le score, mais rate sa chance. Le match s’éternise et au bout de la prolongation, le Salvador trouve la délivrance sur corner, sur une tête de Juan Ramón Martínez, double buteur lors de la tristement célèbre demi-finale face au Honduras qui contribue à déclencher la guerre des Cent Heures. Le rêve mondial des Grenadiers s’envole, il faut alors rebondir pour fixer 1974 comme nouvel objectif.
La sélection permanente est toujours de mise, soutenue par la fédération qui lui impose trois séances par semaine. La nouvelle génération des Sanon, Jean- Joseph, Nazaire et autres Auguste s’installe, le sélectionneur Tassy intensifie les séances, multiplie les rencontres amicales pour que son FC Haïti continue de s’aguerrir. Le Santos de Pelé vient au Sylvio Cator, petit à petit, l’esprit « commando » de l’épopée 70 fait place à l’esprit « ambition » pour l’épopée 74, la sélection passe d’un système défensif à un système plus offensif, avec notamment Philippe Vorbe placé comme meneur de jeu reculé, sorte de cinco à l’Argentine, qui permet à l’ancien partenaire de César Luis Menotti aux New York Generals d’exprimer son talent technique et d’alimenter les fusées que sont Barthélémy, Saint-Vil et Sanon. Les joueurs vivent reclus au camp d’entraînement, disputent chaque mois des matchs amicaux en sélection en plus de la Coupe Pradel, le championnat national, avec leurs clubs. Tout transfert à l’étranger est gelé, les offres affluant pour quelques joueurs, mais étant rejetées par la fédération.
Le tournoi de la CONCACAF de 1973 sert de qualification pour le Mondial allemand, le premier combat est diplomatique, il s’agit de s’en voir attribuer l’organisation. La fédération haïtienne est alors composée d’un mélange de politiques et d’hommes d’affaires qui réussissent à s’attirer les voix des autres pays caribéens en leur offrant des amicaux gratuits face à la sélection. Ces nations étant plus nombreuses dans la zone, leurs voix sont décisives lors de l’élection du pays hôte : Port-au-Prince accueillera le tournoi qualificatif en décembre 1973. Reste donc à continuer de travailler. Les amicaux s’enchainent, les adversaires se musclent, à l’image de l’Uruguay, accroché en juin 1973 (0-0) ou de Racing affronté à deux reprises à une semaine du tournoi (défaite 0-1 puis victoire 2-0). Le groupe est prêt, il ne lui reste désormais plus qu’à confirmer. Le 29 novembre 1973, Jean-Claude Duvalier, « Baby Doc », qui a succédé à son père deux ans plus tôt, prononce le discours d’ouverture de la compétition, le Sylvio Cator rénové accueille quinze rencontres en moins d’un mois. Haïti se débarrasse aisément des Antilles néerlandaises en ouverture (3-0 avec notamment un doublé de Sanon) avant de souffrir, mais de finir par sortir vainqueur face aux redoutables Soca Warriors trinidadiens puis de s’imposer face au Honduras. Après trois succès en autant de matchs, Haïti fait la course en tête. En cas de bon résultat, il peut envisager la qualification dès le quatrième match face au Guatemala, avant même d’avoir à défier le Mexique. Un doublé de Sanon fait l’affaire, les Grenadiers s’imposent 2-1 et accueillent avec joie la lourde défaite du Tri mexicain face à Trinidad y Tobago le lendemain (0-4). La dernière rencontre, le choc face au géant du Nord n’est alors plus qu’une anecdote, la courte défaite n’y change rien, Haïti décroche sa première phase finale de Coupe du Monde. Port-au-Prince s’enflamme, les joueurs font le tour de la capitale en bus, les gens sortent dans la rue, scandent leurs noms, la joie est immense. Mais lorsque le verdict du tirage tombe, la mission s’annonce impossible. Placé avec l’Italie, la Pologne et l’Argentine, Haïti fait alors figure de Petit Poucet. Il va devoir combattre un autre adversaire, celui qui l’avait vaincu en 1969 : l’ingérence du pouvoir.
Tout succès est une occasion à saisir pour une dictature à la condition qu’elle parvienne non seulement à se l’approprier, mais surtout à le contrôler. Arrivé au pouvoir en 1971, Jean-Claude Duvalier s’appuie sur l’héritage laissé par son père. « Il a un contrôle plus souple du football car son père avait déjà tout instrumentalisé, la fédération, les dirigeants, les joueurs. Ceux qui étaient, non pas dans l’opposition, mais qui soutenaient un autre candidat ont dû prendre le maquis, s’exiler et donc le fils évolue sur un boulevard tracé par le père. Il ne peut avoir le côté paternaliste de son père, car il a l’âge voire est plus jeune que certains joueurs, mais on sait qu’il est le chef de la nation, de la dictature, les joueurs sont des employés de l’État, ils perçoivent un salaire de l’État même si beaucoup de promesses n’ont pas été tenues », rappelle Patrice Dumont. Ce contrôle s’exerce en s’appuyant sur deux leviers : dicter les choix et mettre sous pression. La politique s’immisce dans les affaires de la sélection, empêchant par exemple Antoine Tassy d’intégrer de nouvelles pousses à son équipe de peur de voir certains protégés manquer le rendez-vous mondial. La pression s’exerce en enfermant les joueurs dans un camp militaire pour préparer la compétition. Un effet dramatique sur le moral des troupes : « Avant le départ pour Munich, les joueurs étaient en concentration dans un camp militaire, le camp des Léopards », nous explique Patrice Dumont, « à un certain moment, ils trouvaient que le traitement ne leur convenait pas. Alors qu’ils avaient la liberté de sortir en fin de semaine, ils ont décidé de ne pas rentrer à moins que la situation s’améliore. Le gouvernement a fait pression sur Tassy en lui disant qu’il était le responsable de ce qu’il allait arriver. Cela signifiait qu’il allait être arrêté. Tassy a dû négocier avec les plus influents afin qu’ils lui sauvent la tête. Les joueurs ont eu peur ».
La sélection poursuit néanmoins, malgré les réminiscences des promesses non tenues, les menaces clairement proférées à l’encontre du duo Tassy – Legros en cas de toute indiscipline ou tentative de rébellion des joueurs. Les amicaux précédant la Coupe du Monde sont moyens. Des défaites contre une sélection de jeunes polonais (1-3), contre le Chili (0-1), le Brésil (0-4), mais aussi quelques matchs intéressants comme une nette victoire face à l’Eintracht (3-1) ou un nouveau 0-0 obtenu face à l’Uruguay. Avant de s’envoler pour l’Europe, si la défense finit par donner des signes de satisfaction, la stérilité offensive entrevue sur les derniers matchs commence à inquiéter. La fédération, soucieuse d’éloigner le plus possible sa sélection des pressions locales commet alors une nouvelle erreur : Haïti débarque en Europe quarante jours avant le coup d’envoi de la Coupe du Monde. Un stage à Vichy puis aux Pays-Bas, les joueurs enfermés dans leur centre d’entraînement, perclus de froid, loin de leurs racines. Le moral des troupes n’est pas au plus haut lorsqu’ils débarquent à Munich une semaine avant le début de l’épreuve. Tassy cherche à redynamiser le groupe, Haïti résiste pendant une cinquantaine de minutes à l’Italie, marque ce fameux but dont toute l’île se souvient encore.
Au pays, où l’on suit l’épreuve en direct, la joie est retombée, l’hystérie qui a suivi le but de Manno Sanon est rapidement douchée, ce n’est alors que le début de la fin. Dans les heures qui suivent la rencontre, Ersnt Jean-Joseph est positif à un contrôle antidopage. Il est le premier de l’histoire d’une phase finale de Coupe du Monde. Le joueur a beau se défendre, expliquant à qui veut l’entendre qu’il n’a pas pris ces fameux comprimés anti-asthme, mais il est seul, lâché par la fédération et le staff. Pire, la décision est prise de le rapatrier au pays, ce que le joueur refuse. Il est embarqué de force, les autres joueurs en avertissent la police allemande qui assure la sécurité de chaque délégation, le traumatisme des Jeux de Munich étant encore dans toutes les têtes. L’affaire est résolue, la police allemande retrouve le joueur, mais ses compagnons n’en savent rien. Ils attendent de ses nouvelles toute la nuit, redoutant qu’il soit envoyé dans une geôle en Haïti. C’est n’est qu’à quatre heures du matin le jour du match face à la Pologne que le groupe est rassuré, leur compagnon rentre à l’hôtel, mais le traitement qui lui est administré reste flou encore aujourd’hui. A-t-il été torturé, dans quelles conditions a-t-il été retenu ? Les souvenirs des répressions du passé font resurgir les vieilles craintes éternellement associées aux histoires comme celle du héros Joe Gaetjens, buteur avec les États- Unis face à l’Angleterre lors de la Coupe du Monde 1950 enlevé puis assassiné par les Tontons Macoutes, la milice de Papa Doc. Plus de quarante ans plus tard, personne ne sait ce qu’il s’est véritablement passé avec le défenseur haïtien dans cet hôtel de Munich : « Ernst Jean-Joseph n’a jamais admis qu’il a été frappé par Alcedius Saint Louis. Ce dernier était un militaire parmi les favoris du pouvoir et faisait partie de la fédération, nommé par le pouvoir. Il était le chef de la délégation à Munich. A-t-il frappé Jean-Joseph ? Arsène Auguste m’a dit personnellement que Jean-Joseph n’avait pas été frappé. Cependant, le bureau fédéral avait assigné Jean-Joseph en quarantaine, c’était comme s’il était en résidence surveillée », nous explique Patrice Dumont. Impossible dans ces conditions d’espérer un miracle face à la Pologne qui connait déjà parfaitement son adversaire pour lui avoir rendu visite quelques mois plus tôt. La déroute est totale, 7-0.
« C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent », écrivait Baudelaire. En Haïti, le diable a un nom : Jean-Claude Duvalier. Baby Doc avait déjà été rendre visite aux joueurs à quelques jours du départ pour Munich, il a également discuté avec eux par téléphone avant le match d’ouverture, il intervient de nouveau, accentue la pression qui pèse sur les épaules d’Antoine Tassy qu’il juge responsable de la défaite en ouverture et qu’il cible directement après la débâcle face à la Pologne, se muant en commentateur sportif. « L’affaire Jean-Joseph a cassé l’équipe. On a mal géré la défaite face à l’Italie, pas seulement avec Jean-Joseph. Parce que nous avons mené au score, les gens ont oublié que Francillon a dû parer à une quinzaine de tirs italiens, nous n’avions pas le contrôle du match. Les gens, y compris le président ou ses conseillers spéciaux, se sont persuadés que nous pouvions gagner et que c’est Tassy qui a fait perdre l’équipe. Comme Jean-Claude Duvalier avait parlé avec quelques joueurs, l’équipe était troublée. Je crois que la politique a joué dans le comportement de cette équipe à la Coupe du Monde 1974. Beaucoup de gens disent que c’est Jean-Claude Duvalier qui a exigé que Francillon joue les trois matchs et que Piquant ne joue pas du tout alors que pour le troisième, nous étions déjà largement éliminés et qu’il aurait fallu laisser une fenêtre à tout le monde d’autant qu’il y avait des primes de la part d’Adidas », nous explique Patrice Dumont. Ce dernier match face à l’Argentine relève de l’anecdote. L’Albiceleste s’impose 4-1, Haïti se console en rappelant qu’il ne termine pas dernier de la Coupe du Monde.
La dictature imposant la démesure, la réaction du pouvoir après la Coupe du Monde est sans appel : « Au retour de 1974, et c’est extraordinaire, il y a un communiqué du gouvernement annonçant le renvoi de la sélection nationale tout entière. Tassy, les joueurs, tout le monde est renvoyé, c’est la tabula rasa. La FIFA n’intervient pas. À l’époque, il y a les sélections communistes comme Cuba par exemple, la FIFA tolère alors l’ingérence de la politique dans les pays dictatoriaux. Il a pratiquement fallu attendre les années soixante-dix/quatre-vingts, après la politique des droits de l’homme de Carter, menant à la fin de la dictature aux Philippines, en Haïti, au Guatemala, pour que la FIFA s’adapte et exige la non-ingérence. Donc là, tout le monde est renvoyé, on fait entrer des sélectionneurs étrangers », confie Patrice Dumont. Philippe Vorbe s’octroie une semaine de vacances en Europe. Dans Avec Philippe Vorbe au sommet du football haïtien, il raconte qu’à son retour en Haïti, il voit ses coéquipiers qui lui montrent la fameuse lettre et, pour certains, qui décident de s’exiler. La belle aventure commencée comme une opération commando en 1966 pour devenir l’histoire d’un groupe uni et ambitieux dès 1971 est bel et bien terminée. Guy François par exemple ne reviendra au pays que trente ans plus tard lors de l’ultime hommage rendu à Manno Sanon. Sans se poser la question de savoir si l’aventure allemande est un véritable échec eu égard à la valeur des adversaires, sans jamais se demander quels éléments améliorer pour revenir plus fort, le pouvoir décide de tout jeter. Rien n’est fait d’un coup, mais l’espoir est enterré. « La sélection est encore permanente, elle reste sous la férule du gouvernement, mais il n’a plus la même foi. Ça va aller decrescendo. Il y a eu la foi entre 1969 et 1974 qui va ensuite s’effilocher. Elle diminue en 1977 et cela sera une formalité en 1981. C’est sans doute l’une des faiblesses des sociétés comme celle de mon pays, nous n’avons pas assez de souffle », confie Patrice Dumont. Philippe Vorbe, l’un des symboles de cette équipe et de cette épopée, décide de raccrocher les crampons. Il revient un temps lorsque Zoupim le rappelle, mais son aventure de joueur de la sélection est terminée.
À partir des graines de 1957, Haïti a mené une politique sportive totalement dédiée à sa sélection majeure pendant plus de quinze ans. C’est cette politique qui a permis de voir une génération éclore, se développer et prendre une place méritée dans le gotha mondial, faisant des Grenadiers la deuxième meilleure équipe de la CONCACAF sur cette période. Malheureusement, l’absence de vison à grande échelle, à long terme a mis fin à tout espoir. « La dictature c’est l’idéologie du paraître. Tout ce qui parait est intéressant, mais les structures profondes importent peu », rappelle Patrice Dumont. Là où le Chili a mené une politique plus poussée à la fin des années cinquante pour parvenir à son rêve mondial et a su en tirer parti sur le long terme, Haïti n’a pas voulu, n’a pas su, voir le vivier dont le pays disposait, ni n'a pas cherché à le développer davantage. Et depuis plus de cinquante ans, la Perle des Antilles attend les dignes héritiers des héros de 74.