Derniers Défenseurs
·19 mars 2021
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Dans le cadre de son projet Vision 2030, Mohammed Ben Salmane (MBS) entend bien changer plusieurs choses afin d’ouvrir son Royaume au monde, que ce soit économiquement parlant (diversification économique pour ne plus dépendre du pétrole) ou socialement (sur la scène internationale afin de bien se faire voir). La femme possède une place bien précise dans ce projet. Lié au football qui est devenu un réel instrument de géopolitique pour le royaume du Moyen-Orient, envisageons ce cocktail assez atypique qui se crée entre la Femme, le Football et l’Arabie Saoudite…
L’Arabie Saoudite est un pays musulman, mais surtout une monarchie. De ce fait, d’un point de vue européanocentré, plusieurs coutumes peuvent paraîtres étranges ou incompréhensibles. En effet, nous ne parlons pas d’un Président de la République là-bas, mais d’un Roi qui gère donc un royaume. L’alcool ou encore la mixité y est interdite en raison de la charia. Mais si l’un des points fait énormément parler en Occident, c’est celui entourant la place de la femme. Cette dernière a des droits très limités au sein du royaume, qui est d’ailleurs lourdement critiqué sur ce point. Par exemple, les hommes ont non seulement un statut de chef de famille, mais aussi de tuteurs pour leur femme, leur sœur ou leur fille (même si ces dernières sont majeures).
En ce qui concerne leur carrière (des études à l’obtention d’un emploi), nous remarquons qu’une certaine gamme de métiers comme la politique leur sont inaccessibles. Dues à la règle de non-mixité entre les hommes et les femmes dans le royaume, ces dernières n’ont pas le droit d’être au contact avec du monde en exerçant leur métier, ceux dans les hôpitaux et dans les écoles faisant exception.
« Le plus ironique est le fait que parmi les 60% de femmes diplômées, seules 23% d’entre elles travaillent, puisque bien que qualifiées, elles doivent demander l’accord de leur tuteur pour monnayer leurs connaissances. Si elles divorcent, elles ne peuvent prétendre à la garde de leurs enfants. »déclare Aurore Rousset, « Arabie Saoudite : ce que les femmes ne peuvent toujours pas faire », Marie Claire, mai 2018
Pour terminer, notons que ces restrictions sont également physiques. Les femmes saoudiennes doivent notamment porter l’abaya et doivent avoir l’autorisation de leur tuteur pour pouvoir sortir, mais aussi voyager à l’étranger et se marier. Vous l’aurez compris, la femme saoudienne n’a pas le même statut qu’une femme vivant en Europe et est clairement inférieure à l’homme en ce qui concerne ses droits.
Mohammed Ben Salmane a exposé ses objectifs quant à l’avenir de l’Arabie Saoudite : ne plus dépendre du pétrole afin de pouvoir diversifier son économie, mais surtout se moderniser afin de se faire plus facilement accepter par les autres pays sur la scène internationale. De ce fait, la place de la femme a connu plusieurs évolutions au fil des années…
Le football féminin, dans une certaine mesure, constitue un enjeu très important pour l’Arabie Saoudite. La modernisation du royaume passe obligatoirement par une revalorisation de la place qu’occupe la femme, MBS l’a très bien compris. Dans le cadre de son projet de modernisation à l’international, plusieurs initiatives fortes avaient été prises quant à la place de la femme dans le Royaume. Avant de s’attaquer à la relation entre le football et la femme, le royaume a tout d’abord renoué les liens les jeunes filles saoudiennes et le sport en général. En 2012, ce sujet a été longuement mis sur la table lors des Jeux olympiques où aucune femme saoudienne n’y figurait. La raison est simple : les jeunes filles et la femme étaient interdites de pratiquer un sport. Ainsi, les cours d’éducation physique & sportive leur étaient inaccessibles dans les programmes scolaires.
Ce n’est que lors de la rentrée scolaire 2017 que le Ministère de l’Éducation saoudien a donné l’accès au sport aux jeunes filles, dans le cadre du large projet qu’est Vision 2030. Accessoirement, nous pourrions en déduire que cette décision est due à la forte obésité qui touche 44% des femmes saoudiennes d’après une étude menée en 2013 sur ce sujet.[1]
Ce choix a par la suite débouché sur plusieurs décrets au service de la modernisation du royaume. Le 26 septembre 2017, une femme a le droit d’être au volant d’une voiture. En janvier 2018, l’accès au stade leur est permis. Mais c’est surtout l’ouverture d’un championnat féminin qui marquera la réelle transition de l’Arabie Saoudite dans sa manière d’envisager ce sujet. Si plusieurs raisons nous laissaient croire que ces innovations sont plus obligatoires et imposées à eux que voulu, cela ne change rien au fait que le pays évolue de plus en plus vers un modèle se rapprochant de l’Occident sur certains points.
« Malgré leurs motivations cyniques, ces avancées sociales importantes en Arabie saoudite ont été saluées par Amnesty International dans son rapport de 2019, même si l’ONG rappelle que de nombreux progrès restent à faire »“En Arabie saoudite, les droits des femmes entre deux eaux”, Slate.fr, 12 août 2020.
Notons que la SPL (Saudi Pro League aussi appelée MBS Pro League) est elle aussi en plein développement. Si cette ligue est considérée comme l’une des meilleures du Moyen-Orient avec des clubs au rayonnement international (Al Hilal, Al Ittihad ou encore Al Nassr), la création d’une Ligue Féminine en parallèle contribue à mettre en lumière ce championnat (et le football saoudien plus largement) qui accueille des joueurs comme Bafétimbi Gomis, ayant brillé en Europe.
Enfin, ces initiatives de la part de l’Arabie Saoudite ont été saluées par le président de la FIFA Gianni Infantino lors de sa visite du département de développement du football féminin saoudien. Ce dernier a témoigné des avancées du royaume sur ce domaine. Ainsi, lié au football, l’évolution même de la place de la femme constitue un moyen de s’intégrer de mieux en mieux dans les instances sportives mondiales, et par la même occasion montrer un visage plus ouvert aux yeux des autres pays.
Talah Alghamdi et Farah Jefry (meilleure buteuse du championnat), deux joueuses du Djeddah Eagle FC ont gentiment acceptées de répondre à nos questions qui concernent cette nouvelle ligue, ainsi que l’évolution du statut de la femme par ce sport.
1 – Comment avez-vous rejoint le Djeddah Eagle FC et comment votre famille a-t-elle réagi lorsque vous êtes devenues joueuses ?
Talah Alghamdi :
J’ai rejoint le Djeddah Eagles LFC en 2019. J’en ai eu l’opportunité après m’être entraîné avec un entraîneur personnel qui connaissait le responsable de notre club. Le formateur m’a recommandé, et j’ai donc eu le privilège d’aller faire les tests pour rejoindre l’équipe. Ma famille m’a beaucoup soutenue tout au long de ce voyage et jusqu’à présent, elle m’a poussée à devenir une meilleure joueuse.
Farah Jefry :
Le football est une de mes passions depuis que je suis toute petite. J’ai grandi en regardant les matchs de football d’Ittihad et de Barcelone avec mon père. À l’âge de 15 ans, j’ai commencé à rassembler mes amis pour louer un terrain afin de pouvoir jouer régulièrement. Miraculeusement, après avoir joué quelques fois, le propriétaire du terrain nous a dit de venir assister à un match entre deux équipes féminines. J’ai été abasourdi quand j’ai su qu’il y avait d’autres équipes ici à Djeddah. Ce match, j’ai regardé Djeddah Eagles gagner 9-1, et je me souviens m’être senti tellement impressionnée… Ensuite, j’ai parlé au directeur. Comme il était évident que nous étions un petit groupe de personnes, et que l’équipe voulait recruter plus de joueurs, elle nous a donné l’opportunité de les rejoindre. Sans hésitation, j’ai accepté avec plaisir leur offre.
2 – Comment la ligue saoudienne fonctionne niveau entraînements, spectatrices…
Nous nous entraînons sur un terrain privé tous les samedis, lundis et mercredis. Nous sommes également sponsorisées par Level’s Gym, donc les joueurs de JELFC peuvent s’entraîner dans le gymnase les jours sans football. Jusqu’à présent, nous faisions partie de deux ligues officielles. Notre première ligue a eu lieu à Djeddah, avant la pandémie, les femmes étaient autorisées à venir assister à nos matchs de football. Cependant, en raison de la Covid-19, la ligue a complètement interdit les spectateurs.
3- Voyez-vous en la création de cette ligue féminine une réussite quant à la place de la femme en Arabie Saoudite ?
Honnêtement, nous considérons cela comme une réalisation massive pour les footballeuses saoudiennes. Je pense qu’il a fallu des années et beaucoup de travail acharné pour pouvoir créer des équipes prêtes pour une ligue. Je suis maintenant plus que fier de dire que j’ai vu, tout au long de nos compétitions, énormément de joueuses talentueuses.
4- Vous évoquez “ beaucoup de travail acharné pour pouvoir créer des équipes prêtes pour une ligue » et « énormément de joueuses talentueuses ». J’imagine que les matchs sont d’une grande intensité ?
Cela dépend honnêtement des équipes contre lesquelles nous jouons tout simplement parce que certaines équipes se sont développées il y a plus de 7 ans, tandis que certaines ont tout juste commencé il y a un an ou deux.
5- J’ai vu que vous et votre club avez remporté le titre deux fois. Pouvez-vous me raconter toute l’aventure qu’il y a eu pour arriver à cela ?J’ai vu que vous et votre club avez remporté le titre deux fois. Pouvez-vous me raconter toute l’aventure qu’il y a eu pour arriver à cela ?
Lors de la dernière ligue, nous avons concouru pour la première fois dans une ligue officielle. Nous avons travaillé main dans la main avec notre ancien entraîneur pour appliquer des tactiques brillantes sur le terrain. De plus, en tant que joueuses, nous avons cherché à améliorer nos faiblesses individuelles. Après 3 mois à jouer en championnat, nous avons été couronnés champions de la première Ligue de football féminine organisée en Arabie. Cependant, la ligue de cette année était complètement différente. Nous avons embauché un nouvel entraîneur qui a complètement poussé l’équipe physiquement et mentalement. Cette ligue avait un niveau de compétitivité tellement plus élevé que nous avons affronté un total de 24 équipes. La ligue a commencé dans 3 endroits différents (Djeddah, Riyad et Dammam). Heureusement, nous avons remporté chaque match dans notre région (Djeddah) et nous avons été titrés champions de Djeddah pour la deuxième fois consécutive. Nous avons ensuite été promus en coupe des champions, où nous avons remporté les demi-finales après un retour de 2-0 à 2-2 (remporté aux tirs au but). Cependant, nous avons perdu dans le match final 2-1. Nous avons ensuite été titrés à la 2e place à travers l’Arabie.
6- Quels sont vos prochains objectifs ?
Tout simplement de continuer à progresser et de remporter les prochains championnats. Nous visions également à recruter plus de joueurs et à nous concentrer sur d’autres aspects, tels que la salle de sport et la physiothérapie pour les joueurs. Cela a contribué à améliorer notre condition physique et à éviter les blessures.
7-Il n’y a à ce jour aucune équipe saoudienne féminine pour jouer la coupe du monde. Si elle naissait un jour, serait-ce un objectif absolu à atteindre ?
Il n’y a toujours pas d’équipe nationale féminine de football en Arabie, néanmoins, il existe une équipe nationale de futsal, dont nous faisons actuellement partie. C’est déjà un honneur pour nous, mais l’honneur serait plus grand si l’occasion nous était donnée de représenter le pays en Coupe du Monde.
8- Qu’est-ce qui vous a donné la motivation et l’envie de jouer au football ?
Farah Jefry :
Personnellement, la motivation vient surtout des gens autour de moi (famille, amis et fans). Je suis également inspiré en écoutant des histoires sur les difficultés que certains joueurs ont dû traverser pour arriver là où ils en sont. En dehors de cela, je regarde les autres équipes afin d’accroître mes connaissances et d’apprendre d’elles.
Talah Alghamdi :
En tant que jeune joueuse, j’ai grandi en regardant et en chérissant le club de football saoudien Al Ittihad. Le fait que j’ai eu le privilège de les voir sacrés champions de la Coupe d’Asie à deux reprises et d’être classé 4e de la Coupe du monde des clubs m’a certainement laissé une empreinte. Ils m’ont inspiré à travailler sur moi-même et ont propagé en moi l’idée que rien n’est impossible, si nous travaillons dur pour cela .
9- Pensez-vous que la ligue féminine est pour l’instant prise au sérieux dans le royaume ?
Nous pensons qu’elle est prise au sérieux et encore plus maintenant vu qu’elle fait partie intégrante du projet Vision 2030. Nous espérons que l’on continuera dans le royaume à mettre l’accent sur la ligue féminine, afin de l’améliorer de plus en plus..
10- En général, le football féminin n’attire pas autant le regard que le football masculin dans le monde. Pensez-vous que cela peut changer dans les années à venir ?
Oui, nous pensons que cela changera. Lorsque vous verrez à quel point le football féminin a attiré l’attention dans le monde au fil des années, vous seriez choqué. En conclusion, ce n’est peut-être pas aussi attrayant, mais nous pensons qu’après un certain temps, il sera tout aussi admiré que le football masculin.
À la vue de tous ces éléments, nous pouvons voir que malgré sa place plutôt restreinte, MBS fait en sorte de donner plus de libertés aux femmes de son royaume. Si cette initiative s’inscrit dans le projet de modernisation de l’Arabie Saoudite, il est désormais clair que ces dernières seront à la base du développement que connaîtra le pays lors de ces prochaines années.
[1] « The hidden obesity toll on women in Arab states”, Louise Sarant, 23 septembre 2013. (https://jwp-nme.public.springernature.app/en/nmiddleeast/article/10.1038/nmiddleeast.2013.161)
L’équipe de DerniersDefenseurs remercie Talah Alghamdi et Farah Jefry pour nous avoir accordé cet entretien.
Crédits photo : fournies par Talah Alghamdi et Farah Jefry + JeddahEagleFC, aaalFateh, FIFA, Reuteurs & Jeddah Running Collective
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