God Save The Foot
·22 décembre 2019
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Le 25 octobre dernier, les clubs irlandais se réunissaient afin de discuter d’une possible Ligue d’Irlande, rassemblant en son sein les clubs d’Eire et d’Irlande du Nord. Une boîte de Pandore ouverte, malgré les stigmates d’un encore peu lointain conflit dont Derry City est le symbole.
Le projet de “réunification” du football irlandais du businessman Kieran Lucid, a cependant été refusé par l’Irish Football Association (IFA, Irlande du Nord). La Football Association of Ireland (FAI, République d’Irlande), quant à elle, y était ouverte tandis que la réaction de certains clubs – des deux côtés de la frontière – fut largement positive à la suite d’une réunion à Dundalk. Ainsi, malgré l’opposition à ces projets de l’IFA, incarnée par son dirigeant Patrick Nelson, les graines d’une « All Island League » ont bel et bien été semées en Irlande, et pourraient bien, dans un futur relativement proche, germer.
La division entre les deux « pays » persiste encore aujourd’hui dans le football, alors que le rugby voit l’île sous une bannière unifiée, et peut être symbolisée par un club particulier: le Derry City Football Club.
Fondé en 1928 à Derry (ou officiellement Londonderry), le club se situe en terres nord-irlandaises, et donc au Royaume-Uni. Dans une région majoritairement protestante, les habitants de la ville sont, eux, majoritairement catholiques et proches de l’Eire, que ce soit géographiquement ou culturellement. Un recensement de 2011 enregistrait 3 169 protestants contre 54 976 catholiques à Derry.
Dans les années 1960, un conflit émerge en Irlande du Nord. Un conflit essentiellement politique et nationaliste, alimenté par des événements historiques et possédant également une dimension ethnique ou sectaire, bien qu’il ne s’agisse pas d’un conflit religieux.
La question essentielle était le statut constitutionnel de l’Irlande du Nord. Les unionistes/loyalistes, pour la plupart protestants, souhaitaient que l’Irlande du Nord reste au Royaume-Uni, pendant que les nationalistes/républicains irlandais, pour la plupart catholiques, voulaient que l’Irlande du Nord rejoigne l’Eire afin d’unifier l’île.
Le conflit s’enclencha au cours d’une réforme politique visant à mettre fin à la discrimination contre la minorité catholique par le gouvernement protestant et les forces de police. Les autorités, en tentant de réprimer cette campagne de protestation, ont été accusées de brutalité policière et se sont également heurtées à la violence des loyalistes, qui affirmaient qu’il s’agissait d’un front républicain.
L’aggravation des tensions a conduit à de graves violences en août 1969, et au déploiement de troupes britanniques dans ce qui est devenu l’opération la plus longue de leur histoire. Des « murs de la paix » furent alors construit pour séparer les deux communautés. Alors que certains catholiques ont d’abord accueilli l’armée comme une force neutre, celle-ci elle a vite été perçue comme hostile et biaisée, en particulier après le Bloody Sunday de 1972. Par conséquent, l’émergence d’organisations paramilitaires armées a conduit à une guerre, au cours des trois décennies suivantes.
Les troubles ont donné lieu à de nombreuses émeutes, manifestations de masse et actes de désobéissance civile, et ont conduit à la ségrégation et à la création de zones interdites d’accès. Plus de 3 500 personnes ont été tuées dans le conflit, dont 52 % étaient des civils, 32 % des membres des forces de sécurité britanniques et 16 % des membres de groupes paramilitaires.
Le football, miroir de la société, n’a donc pas échappé aux tensions et le Derry City Football Club fut l’un des clubs les plus touchés. Derry jouait à l’époque, logiquement, dans l’Irish League, ligue nationale en Irlande du Nord, dont elle a remporté le titre en 1964-65.
Mais lors de la saison 1969/70, la situation se dégrada tangiblement. Le Brandywellstadium était régulièrement un terrain d’émeutes lors des matchs à domicile, si bien que les équipes visiteuses étaient de plus en plus réticentes quant à l’idée de venir jouer à Derry. Un grand nombre de matchs à domicile furent donc reportés et le premier match à domicile des Candystripes eut seulement lieu à partir du mois d’octobre 1969, dix semaines après le début de la saison.
Le reste de la saison fut tout autant compliqué pour Derry, avec une symptomatique finale de l’Irish Cup. Cette année-là, elle opposait Derry et Linfield, une équipe supportée exclusivement par les unionistes. Le match a été le théâtre de violences en tribunes, à tel point que le match retour a été annulé car le Royal Ulster Constabulary craignait de violences encore plus graves.
L’exercice 1970/71 fut relativement calme. Néanmoins, le suivant fut le dernier de Derry dans l’Irish League, marqué par un enchaînement d’événements majeurs. En effet, en 1971, pour des raisons de sécurité liées aux Troubles, les trois premiers matchs de la saison ne furent pas joués au Brandywell, mais reportés ou joués à Coleraine (à 48 km de là). Les forces de sécurité n’ont seulement autorisé l’utilisation du Brandywell qu’à partir de l’année suivante.
Au début de l’année 1972, un enfant de 7 ans fut tué par un soldat britannique lors de manifestations. Le jour suivant cet événement tragique, un match était programmé entre Derry et Ballymena United au Brandywell. Pendant le match de nombreuses violences eurent lieu en dehors du stade, au point où les spectateurs pouvaient entendre des coups de feu et sentir l’odeur familière du gaz CS. Un petit groupe de manifestants parvint d’ailleurs à rentrer dans le stade et à attaquer le bus de l’équipe visiteuse en y mettant feu.
A partir de ce moment-là, véritable point de non-retour, le service de sécurité et l’Irish League demandèrent à ce que Derry City ne puisse plus jouer ses matchs à Brandywell et déménage au Coleraine Showgrounds, comme ils l’avaient fait lors de quelques matchs la saison précédente. Cette relocalisation va entraîner une chute considérable des revenus du club et sonner son glas en Irish League.
Le 13 octobre 1972, après 43 années passées dans la ligue, Derry City Football Club décide officiellement de se retirer. Après avoir remporté un championnat et trois Irish Cups durant cette période, le club fut remplacé en cours de saison par le Larne FC.
Après 13 ans dans le monde amateur, le club reçut l’autorisation de l’IFA, de l’UEFA et de la FIFA, d’intégrer la Football Association of Ireland en 1985, grâce à sa localisation proche de la frontière. Ces 30 dernières années, le club est autorisé à se charger de la sécurité de ses matchs à domicile. Les Candystripes sont logiquement retournés dans leur enceinte de Brandywell, et leur premier match en League of Ireland contre Home Farm a accueilli plus de 7 000 supporters.
En 1989, Derry City gagne la League of Ireland et la Cup. L’année suivante, ils participent à la Coupe d’Europe, devenant alors la première équipe ayant représenté deux championnats nationaux dans une même compétition.
Symbole d’une île divisée, le club pourrait pourtant retrouver les clubs d’Irlande du Nord si une ligue rassemblant les deux pays venait à être créée. Même si la mémoire de ce conflit est toujours présente aujourd’hui, il semblerait que la situation s’améliore et que le fossé se résorbe progressivement.
D’après Benjamin Roberts, auteur d’un livre sur l’histoire du football en Irlande du nord intitulé « Gunshots & Goalposts: The Story of Northern Irish Football », la possibilité d’une All-Island League pourrait bien se concrétiser. En effet, plusieurs facteurs pourraient contribuer à sa naissance.
Le premier facteur, comme dans toutes les régions du monde, reste l’argent. Un « gros paquet financier » serait nécessaire, notamment en raison des frais de déplacement que cela impliquerait. Peu de joueurs étant footballeurs à temps plein, surtout en Irlande du Nord, se déplacer coûte très cher, et même en League of Ireland, les équipes n’aiment pas voyager à Finn Harps ou dans d’autres villes à une grande distance. On en revient très vite à la nécessité de plus grandes ressources financières, pour assumer 5 ou 6 voyages de plus de cet acabit.
Les primes de la ligue sont aujourd’hui aussi très faibles: pour le moment, le vainqueur de la League of Ireland touche seulement dans les 100 000 €, un montant dérisoire pour une ligue professionnelle.
D’un point de vue politique, les associations ne veulent pas non plus perdre leur statut. L’IFA et la FAI veulent avoir l’assurance que leur influence internationale sera conservée, un facteur très important mais compliqué à négocier.
Les clubs devront également faire preuve de bonne volonté les uns envers les autres. La proposition de Kieran Lucid était plus un coup de communication qu’une réelle proposition en vue de pérenniser l’idée. Aujourd’hui, les relations entre certains clubs du nord et du sud ne sont pas très bonnes, si bien que les prix des billets à l’extérieur pourraient être trop élevés.
De plus, certains clubs du Nord ont toujours dans leurs rangs, des fans ayant lien avec des organisations paramilitaires. C’est pourquoi les forces policières des deux pays devront être convaincues qu’elles sont en mesure de faire face à la situation. Le souvenir douloureux des affrontements en bordures de stades referont forcément surface. La police devra être préparée à des tensions (encore présentes) pour permettre le bon déroulement d’une All-Island League, dont on parlait déjà à la fin des années 1970. Enfin, quid du Brexit, pouvant influencer le futur de la potentielle ligue s’il se produit ?
En somme, même si des tensions sont toujours présentes, comme Benjamin Roberts nous le rappelle: « le principal facteur sera l’argent », et le problème réside bien plus dans l’économique et le politique, que dans le culturel et le social.
Le 31 mars prochain, en cas de victoires des deux équipes en demi-finale du groupe B, la finale des barrages pour l’Euro 2020 pourraient voir affronter la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Un match qui aurait des allures de 17 novembre 1993, lorsque les deux équipes s’étaient affrontées pour la qualification au mondial 1994, dans un climat de très haute tension après une série d’attentats. Si aujourd’hui le contexte est différent, cette rencontre sera à jamais un match spécial et le paradoxe d’un pays en évolution.