Lucarne Opposée
·31 janvier 2023
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·31 janvier 2023
Dans les années quatre-vingt-dix, la confédération sud-américaine de football organise de nombreux tournois sur la scène continentale. Parmi eux, la Copa Ouro dont l'édition 1995 a révélé la malice d'Ênio Andrade, qui aurait fêté ses quatre-vingt-quinze ans aujourd'hui.
Peu d’entraîneurs peuvent se vanter d’avoir été élevés au rang de bâtisseur. Après une carrière de joueurs qui l’a vu évoluer à l’Internacional ou à Palmeiras, Ênio Andrade raccroche les crampons en 1962 et patiente quelques temps avant d’entamer une carrière d’entraîneur. Il réussit ses premiers faits d’arme à Santa Cruz qu’il conduit jusqu’au Pernambucano 1976 mais acquiert la notoriété lors de son passage à l’Internacional. Nous sommes en 1979, Ênio Andrade pose son 4-3-3 et devient « o mestre dos vestiários » conduisant le Colorado au titre brésilien en terminant invaincu (seize victoires, sept matchs nul), fait unique au Brésil avant de conduire le club en finale de la Libertadores 1980, perdue face à Nacional. En 1981, il surprend son monde en signant chez l’ennemi de toujours, le Grêmio qu’il conduit au titre brésilien, toujours avec son 4-3-3. C’est cette philosophie qu’il vient apporter à Coritiba en 1985 ajoutant à son immuable schéma tactique, une préparation physique des plus denses et chargée, destinée à faire la différence dans le sprint final du Brasileirão. Ses joueurs absorbent le 4-3-3 sauce Internacional, encaissent des charges de travail imposantes, tirant des charriots de deux cents kilogrammes ou passant leur temps à enchaîner les courses destinées à renforcer leur endurance. Ça fonctionne. À la surprise générale, Coritiba décroche le titre suprême, premier et seul de l’histoire de la Coxa. Andrade devient alors le premier entraîneur à décrocher trois Brasileirão avec trois clubs différents, tous du Sud. Après une période de vache maigre, il rebondit à Cruzeiro avec qui il glane de nouveaux titres, le dernier en 1995.
Afin de se doter d'une compétition internationale de seconde importance après la Copa Libertadores – et de faire rentrer de l'argent en billetterie et droits TV – la CONMEBOL multiplie dès la fin des années quatre-vingts les tournois où sont invités les plus grands clubs d'Amérique du Sud. En 1988 a lieu la première édition de la Supercopa Libertadores, compétition regroupant les anciens vainqueurs de la Copa Libertadores. Dès l'année suivante, le vainqueur de cette compétition affronte le vainqueur de la Copa Libertadores sur une finale aller-retour puis sur un match unique, disputé parfois au Japon, parfois aux États-Unis. La Supercopa Libertadores, appelée également Supercopa Sudamericana ou encore Supercopa Havelange, se déroule chaque année jusqu'en 1997 avant d'être remplacée par la Copa Mercosul, où le critère pour être qualifié n'est pas sportif mais marketing, puisque ce sont les audiences TV des clubs qui déterminent l'accès à la compétition… Ce critère exclut ainsi São Caetano, petite équipe de l'intérieur de São Paulo et pourtant finaliste du championnat brésilien 2000. Les vainqueurs de la Supercopa Libertadores se retrouvent en 1992 et 1995 pour un nouveau tournoi, la Copa Master da Supercopa. La CONMEBOL copie également la coupe UEFA, et crée en 1992 la Copa Conmebol qui aura lieu annuellement jusqu'en 1999 avant que les dirigeants de l'instance sud-américaine du football s'aperçoivent que le calendrier doit être un tant soit peu allégé et privilégient la Copa Mercosul, plus lucrative. Entre temps, les vainqueurs de la Copa Conmebol auront eu le temps de disputer la Copa Master da Conmebol en 1996. Enfin, les vainqueurs de ces différents tournois se rencontrent lors de la Copa Ouro disputé entre 1993 et 1996.
Symbole de ce calendrier surchargé, le match São Paulo – Cruzeiro de 1995 est disputé pour deux compétitions différentes : la Supercopa Libertadores et la Copa Ouro. En Supercopa Libertadores, Cruzeiro élimine Colo-Colo alors que São Paulo se joue d'Olimpia et de Boca Juniors (logique toujours, le tournoi est disputé entre dix-sept équipes, il y a donc neuf huitièmes de finale avec une seule place qualificative entre São Paulo, Olimpia et Boca Juniors). La Copa Ouro 1995 se dispute quant à elle entre Vélez Sarsfield, vainqueur de la Copa Libertadores 1994, Independiente, vainqueur de la Supercopa Libertadores 1994, São Paulo, vainqueur de la Copa Conmebol 1994 et Cruzeiro, vainqueur de la Copa Master da Supercopa au mois de mars 1995. Vélez Sarsfield et Independiente qui disputent en 1995 le championnat argentin, la Copa Libertadores, la Supercopa Libertadores et qui se sont affrontés à Tokyo lors de la Recopa Sudamericana déclinent l'invitation, laissant la Copa Ouro se jouer entre Cruzeiro et São Paulo. Afin de placer tous les matchs dans le calendrier, il est donc décidé que la finale de la Copa Ouro, disputée sur un format aller-retour, sera également le quart de finale de la Supercopa Libertadores, puisque São Paulo et Cruzeiro sont qualifiés pour cette compétition.
Le São Paulo de Telê Santana sort d'un cycle victorieux, écrasant tout sur son passage : un championnat brésilien (1991), deux championnats paulistes (1991 et 1992), deux Copa Libertadores (1992 et 1993) et deux Coupes Intercontinentales (1992 et 1993) contre le Barça puis l'AC Milan. Si les cadres comme Raí, Cafu, Ronaldão et Müller ont quitté le club, São Paulo compte sur des joueurs de qualité comme le gardien Zetti, le défenseur Ronaldo Luiz, l'attaquant Palhinha ou encore le milieu Toninho Cerezo, qui effectue son retour au club après un passage au Cruzeiro. De plus, les jeunes ont pris le pouvoir au club lors de la Copa Conmebol 1994. La génération des Rogério Ceni, Caio Ribeiro, Catê, Marcelo Bordon, Juninho Paulista ou encore Denílson est alignée pour cette compétition alors que le mestre Telê Santana laisse sa place sur le banc à son adjoint, un certain Muricy Ramalho, qui sera par la suite quatre fois champion du Brésil et vainqueur de la Copa Libertadores 2011. En finale aller, l'Expressinho humilie Peñarol sur le score de 6-1, se fait peur au retour (défaite 3-0) et se qualifie pour cette Copa Ouro, avec le retour de Telê Santana sur le banc et un mélange de joueurs d'expérience et de jeunes prodiges.
Pour sa part, Cruzeiro a vu le départ un an plus tôt de son phénomène Ronaldo. Le club a été en difficulté lors du championnat mineiro 1995 mais peut s'appuyer sur le solide défenseur Rogério Lourenço, le gardien Dida, alors âgé de vingt-deux ans, le latéral gauche et capitaine Nonato et un trio d'attaque composé de Paulinho, Marcelo Ramos et Dinei. Au milieu, on retrouve des joueurs convertis plus tard en défenseurs et bien connus de l'Europe : Belletti et Serginho. Sur le banc, Ênio Andrade. En 1995, Ênio Andrade effectue son cinquième passage au club (en seulement six ans !), où il a remporté deux championnats mineiros en 1990 et 1994 (avec Ronaldo meilleur buteur du championnat) et la Supercopa Libertadores 1991. Si le groupe du Cruzeiro est de qualité, c'est bien São Paulo qui fait office de favori pour cette rencontre.
Comme partout où il est passé, Ênio Andrade applique son 4-3-3 avec un pressing haut, comme le résume Serginho, joueur de l'Atlético-MG dans les années quatre-vingts : « les équipes d'Ênio Andrade sont chiantes. Dès qu'on reçoit le ballon, on a trois mecs sur nous. » À l'opposé, Telê Santana est un adepte du beau jeu et de la possession. Cruzeiro doit composer avec la suspension de son attaquant Roberto Gaúcho et se retrouve rapidement malmené lors du match aller, au Mineirão. Palhinha profite d'une sortie hasardeuse de Dida pour placer sa tête au second poteau et ouvrir le score dès la huitième minute. Le match bascule à la 39e minute à la suite d'un contact entre deux Rogério, Pinheiro pour São Paulo et Lourenço pour Cruzeiro. Sur l'action suivante, Rogério Lourenço vient se venger de la faute de Pinheiro et se voit expulsé par l'arbitre brésilien Wilson de Souza Mendonça, âgé de seulement trente-et-un ans. Vanderci, le partenaire de la défense centrale de Rogério Lourenço, bouscule l'arbitre, qui dégaine un deuxième carton rouge. Après une reprise du jeu de trois minutes, l'homme en noir distribue les cartons rouges comme des petits pains et les Cruzeirenses se retrouvent à sept après les expulsions de Fabinho et Marcelo Ramos pour protestations. Des supporteurs envahissent le terrain, et l'intervention de la police est nécessaire pour rétablir le calme. Après une pause de douze minutes, les dix-huit joueurs reprennent le match pour disputer les trois minutes avant la pause.
Dans le vestiaire, Ênio se rend compte qu'à sept contre onze face à la très bonne équipe de São Paulo, la seconde mi-temps risque de tourner au carnage. Celui qui avait placé un ramasseur de balle chilien devant le banc de Passarella lors de la finale de la Supercopa Libertadores 1991 pour écouter les consignes du coach argentin, a alors une idée radicale, géniale pour certains, antisportive pour d'autres, peut-être inspirée du Flamengo – Atlético-MG de la Copa Libertadores 1981 (lire 21 août 1981 : Flamengo - Atlético Mineiro, le vol du siècle). Ênio Andrade effectue ses trois changements à la pause. Après seulement deux minutes de jeu dans le second acte, le nouvel entrant Luiz Fernando Gomes s'écroule et ne se relève pas, prétextant une blessure. Avec seulement six joueurs sur le terrain pour la Raposa et l'impossibilité de faire un nouveau changement, l'arbitre est contraint de mettre un terme à la partie dès la 47e minute. Au Mineirão, la manœuvre d'Ênio Andrade est rapidement comprise par tous et les joueurs sortent sous les applaudissements du public. La réaction de la presse pauliste est tout autre. Ênio Andrade et Luis Fernando sont énormément critiqués et sont qualifiés d'opposants au football et à l'esprit sportif. Juca Kfouri, l'un des plus célèbres journalistes du pays qualifie ce match de « la plus grande honte dans l'histoire du Cruzeiro. » Djalminha, joueur du Palmeiras, proteste également contre l'attitude de Luiz Fernando. « Si l'entraîneur m'avait demandé de me coucher, je ne l'aurais pas fait ». La polémique dure toute la semaine précédant le match retour, laissant de côté la prestation douteuse, voir désastreuse de l'arbitre.
Malgré le déferlement dans la presse, le match retour n'attire pas les foules et seulement 4 680 personnes assistent à la rencontre, au Pacaembu. Privé de nombreux titulaires, « le meilleur entraîneur de tous les temps du Rio Grande do Sul » selon le journaliste Ruy Carlos Ostermann peut compter tout de même sur onze joueurs, dont le retour de suspension de son attaquant Roberto Gaúcho. Dinei, entré en jeu à la mi-temps (sans aucun calcul) ouvre le score pour Cruzeiro à l'heure de jeu en reprenant un centre de Roberto Gaúcho. Il croit même offrir une passe décisive à Paulinho McLaren (surnommé ainsi pour une célébration de but en hommage à Ayrton Senna en 1991) à la 89e minute, mais l'arbitre paraguayen Félix Benegas refuse le but pour un ballon sorti hors des limites du terrain. Cruzeiro s'impose 1-0 et le match doit donc se décider aux tirs au but. Le capitaine de la Raposa, Nonato, permet au Cruzeiro d'initier la séance du bon pied, d'autant plus qu'Alemão voit sa tentative stoppée par Dida. Bordon envoie un pétard sur le poteau et, après un dernier penalty réussi par Gelson, Cruzeiro s'impose 4-1 aux tirs au but et remporte la Copa Ouro 1995. Qualifié de fait en demi-finale de la Supercopa Libertadores, Cruzeiro s'incline contre le Flamengo de Romário, Sávio et Aloísio.
Les deux équipes ne voient cependant pas leurs relations entachées par cet épisode puisqu'elles montent un échange géant dès mars 1996. Belletti et Serginho quittent São Paulo pour Cruzeiro, alors que Gilmar, Vítor, Donizete, Palhinha et Aílton font le voyage inverse. Choix gagnant pour Cruzeiro qui remporte la Coupe du Brésil 1996, le championnat mineiro en 1996 (après avoir compté six points de retard lors de la dernière phase) et 1997 et surtout la Copa Libertadores 1997 alors que São Paulo remporte la Copa Master da Conmebol 1996 puis le championnat paulista 1998 avec le retour de Raí. La fin est moins heureuse pour les entraîneurs, Telê Santana est victime d'un AVC en mai 1996 et est contraint de mettre un terme à sa carrière d'entraîneur. Ênio Andrade connaît lui aussi des problèmes de santé, en raison d'abus de cigarettes et d'alcool (il avait un jour refusé un pari d'une bière proposé par son gardien Emerson Leão, préférant parier une caisse entière). Seu Ênio arrête sa carrière en novembre 1995 et décède le 22 janvier 1997, une semaine avant de fêter son soixante-neuvième anniversaire.