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·11 octobre 2021

“Clubs de colonia” : Entre héritage historique et étendard politique

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“Clubs de colonie”. Voilà une appellation qui peut sembler très étonnante. En réalité, ces clubs (Audax Italiano, Unión Española, Palestino) font partie intégrante de l’histoire du football chilien. Plus encore que le simple football, ils embrassent pleinement l’histoire de la jeune nation chilienne. Véritables monuments aujourd’hui, leur aura dépasse largement les frontières nationales du pays d’Amérique du Sud, et touche des causes bien plus larges. Laissez-nous donc vous raconter l’aventure de ces clubs et ce qu’ils représentent.

L’image avait fait le tour du monde tant elle pouvait détonner dans un paysage footballistique d’ordinaire peu enclin à exprimer des opinions politiques. Le 9 mai 2021, Colo-Colo reçoit Palestino pour le compte de la 7e journée du championnat national chilien. Malgré un match équilibré et tendu, marqué par une grosse tension et des décisions arbitrales discutables, tout le monde parle de ce qui s’est passé avant le match.


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En effet, les joueurs et l’entraîneur de Palestino abordaient à leur entrée sur le terrain un keffieh traditionnel palestinien. Un geste politique au moment ou la tension entre Israël et la Palestine était à son comble.

Le choix de porter le keffieh lors de cette rencontre en particulier est tout sauf un hasard. Au-delà du fait que Colo-Colo soit le club le plus populaire et suivi du pays, ce qui fait donc une grande audience pour diffuser son message, c’est aussi un club à l’identité très « chilienne ». On retrouve sur son écusson et dans son nom, un enracinement à la culture et à l’histoire du peuple Mapuche. Palestino affirme donc une autre identité culturelle par opposition.

Un peu d’histoire

Pour comprendre pourquoi des clubs comme Palestino ont pu émerger au Chili, il faut revenir à l’histoire même du Chili. Le Chili glane son indépendance vis à vis de l’Espagne le 12 février 1818. Mais c’est alors un jeune pays fragile, et ce pour plusieurs raisons. Toutes les institutions sont à réinventer après la fin de la colonisation. Et le pays est limité géographiquement avec le Sud qui est contrôlé par les Mapuches. Ces défis politiques, territoriaux et économiques, vont nécessiter une main d’œuvre importante, que n’a pas le Chili d’alors.

C’est ainsi qu’une grande vague d’immigration va avoir lieu tout au long du XIXe siècle. De très nombreux européens arrivent au Chili, notamment beaucoup d’allemands et d’anglais. Ce sont ces derniers qui vont importer le football sur les bords du Pacifique. Terre propice à l’immigration, c’est dans le port de Valparaíso que le premier club de football du Chili est formé. Le Mackay and Sutherland FC en 1882, disparu en 1910. Et c’est aussi dans cette ville que sera créé en 1892 Santiago Wanderers, là encore par des immigrants anglais. Club qui existe toujours aujourd’hui et qui est le club le plus ancien du Chili toujours professionnel et en activité.

Si ces clubs sont bien évidemment teintés de l’esprit et de l’aura de leurs fondateurs immigrés, ils ne sont pas à proprement parlé des « clubs de colonias » comme on dit au Chili. Cette étiquette revient à trois clubs. Trois clubs de Santiago qui, de part leur histoire mais aussi parfois leurs revendications, forment un microcosme culturel à part dans le paysage footballistique chilien.

Unión Española, le plus ancien

Ce n’est pas totalement une surprise, mais le club le plus ancien est celui qui correspond à la communauté espagnole, restée ou arrivée au Chili. La Unión Española en tant que club de football est fondée le 12 octobre 1918 sous le nom de “Club Ibérico Balompié”. Les plus attentifs remarqueront que le choix de la date de fondation est tout sauf un hasard. Le 12 octobre étant la date de l’arrivée de Christophe Colomb aux Amériques en 1492. Le jour de la fête nationale en Espagne et du “Día de la Raza” (Jour de la Race) dans plusieurs pays latino-américains.

Attachement aux terres ibériques ou volonté de sceller un lien entre les deux pays ? En tout cas ce qui est sûr, c’est que la Unión Española est créée dans un but qui va au-delà du sport, mais cherche également à aider les habitants du quartier d’Independencia à Santiago. Lorsqu’en 1885, vingt-trois espagnols décident de se réunir pour fonder un centre sportif, ils l’appellent Centro Español de Instrucción y Recreacción (Centre Espagnol d’Instruction et de Loisir). L’idée est que les habitants du quartier puissent s’entraider économiquement, tout en créant des liens par la pratique du sport.

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Les couleurs et le logo de la Unión Española ont largement de quoi rappeler les attributs de la Roja

La Unión Española a donc tout de même un aspect communautaire assez prononcé. Il suffit de regarder l’histoire des symboles du club pour s’en rendre compte. Entre 1935 et 1945, le club arbore sur son maillot les blasons des rois catholiques Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille. Rois d’Aragon et de Castille au moment de la fin de la Reconquista.

Depuis 1945, l’écusson est orné de l’aigle de Saint Jean. Un des symbole du nationalisme-catholique espagnol et qui fut notamment utilisé par le dictateur Francisco Franco lorsque celui-ci dirigeait l’Espagne entre 1939 et 1975. Cette utilisation a conduit à plusieurs polémiques quand à l’écusson de la UE, bien que celle-ci utilise une version très différente.

Le maillot du club a quant à lui arboré les couleurs rouges dès 1922. De façon volontaire, les couleurs ont toujours été plus ou moins calquées sur celles de la sélection espagnole de football. Un maillot, rouge, un short bleu, et des chaussettes bleues ou noires. Élément non négligeable pour terminer, jusqu’à 2008, les socios du clubs devaient obligatoirement être espagnols ou descendants d’espagnols. Preuve tout de même d’un conservatisme culturel assumé.

Audax Italiano, le plus “créole”

Traversons la ville de Santiago en même temps que la Méditerranée. En 1910, trois immigrés italiens fondent un centre de cyclisme à La Florida, commune du sud de Santiago. Avec l’arrivée de plus en plus importante d’italiens et une communauté grandissante (un quartier de Santiago s’appelle d’ailleurs Barrio Italia, N.D.L.R), le centre va petit à petit diversifier ses activités sportives. C’est en 1917 qu’on recense les premiers embryons d’équipes de football. Mais c’est en 1921 que sera officialisé le Club Audax Italiano.

Le club va alors grandir à toute vitesse. En 1933, Audax Italiano fait partie des huit clubs qui vont fonder le championnat professionnel de football au Chili. La Unión Española fait d’ailleurs également partie de ces huit clubs. La même année, le club italo-chilien réalise une grande tournée internationale en Amérique Centrale et du Nord. C’est alors le premier club chilien a réaliser une telle tournée.

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Le logo de l’Audax Italiano

De fait, Audax Italiano est peut-être le club le plus “chilien” des clubs colonias. Les Italiens étant arrivés en nombre en Amérique du Sud, leur culture s’est vite intégrée et mélangée aux cultures locales. Au Chili bien sûr, mais aussi et surtout en Argentine. Mais pour en revenir au football, Audax a été avec Colo-Colo le premier club du championnat national à n’avoir que des joueurs chiliens dans son effectif. Au-delà de la rivalité entre les clubs colonias, les match entre Colo-Colo et Audax sont encore parfois considérés comme des derbys. Appelés “Clásico Criollo” (le classique créole), ils témoignent d’une certaine époque du championnat national.

Pour ce qui est des symboles, Audax ne renie pas ses origines transalpines. Le maillot est là aussi un décalque de celui de la sélection nationale. Quand à l’écusson, aux couleurs de l’Italie, il représente un aigle depuis les années 50. Avant cela, l’écusson représentait les armoiries de la Maison de Savoie, une croix blanche sur fond rouge.

Palestino, le plus engagé

Bien que plus jeune que ses deux rivaux, Palestino est vite devenu le club le plus populaire des trois, d’autant plus avec un soutien international. Bien qu’il ait pu exister un “Palestino Football Club” en 1920, sa véritable création en tant qu’institution sportive comprenant du football date de 1941.

Le fait de pouvoir trouver un club qui fait une référence explicite à la Palestine au Chili pourrait sembler étonnant. En fait, le Chili est le pays hors Moyen et Proche Orient qui compte la diaspora palestinienne la plus importante au monde. Selon des chiffres de 2003, le Chili comptait 500 000 palestiniens ou descendants palestiniens, pour un pays d’alors un peu plus de 15 millions d’habitants. Les resserrements communautaires ont étés plus forts dans cette communauté d’immigrés que dans d’autres, étant bien plus victimes de racisme et de xénophobie.

Mais ce qui différencie Palestino de la UE ou de Audax, c’est le côté engagé, voire politique, qui apparaît au travers du club. Les supporters affichent régulièrement leur soutien à la cause palestinienne via des tifos ou des banderoles. Mais l’engagement militant se retrouve même au sein de la direction. Cela prenant des tournes parfois politiques.

En 2003, alors que le club est aux bords de la faillite, Yasser Arafat, président de l’Autorité Palestienne envoie une lettre à la direction du club en affirmant son soutien et l’espoir de trouver un repreneur. C’est dans cette continuité que la principale banque palestinienne, “Bank of Palestina”, devient principal sponsor du club.

En 2015 le président palestinien Mahmoud Abbas envoie une lettre pour fêter la qualification du club en Copa Libertadores :

“Je veux que vous sachiez que nous considérons Palestino comme une deuxième sélection nationale pour la Palestine. Vous avez toujours porté nos couleurs et notre voix même dans les moments difficiles. (…) Vous avez prouvé que nous resterons un seul et même peuple, que ce soit à Jérusalem, Beit Jala ou Santiago.”Lettre de Mahmoud Abbas à la direction de Palestino

Mahmoud Abbas visite d’ailleurs les installations de Palestino et assiste à un match lors d’une tournée latino-américaine en 2018. Les joueurs et le staff étant alors traités d’ambassadeurs.

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Mahmoud Abbas reçoit en cadeau un maillot floqué lors de sa visite en 2018. Maillot avec le flocage polémique représentant la carte de la Palestine antérieure à 1948

Mais cette revendication pro-palestinienne conduira aussi plusieurs fois à des polémiques. L’une des plus marquante aura lieu en 2014 sur le maillot du club. Pour le flocage du numéro “1” dans le dos, le club décide de représenter une carte de la Palestine. Problème, la carte représentée est-celle datant d’avant 1948 et la création de l’État d’Israël. Palestino reçoit alors de nombreuses critiques de la communauté juive chilienne, mais également du monde du football chilien :

“Nous ne pouvons pas accepter à ce point que le football se mêle de politique”Patricio Kiblisky, président de Ñublense en 2014, à propos du maillot de Palestino

Plus récemment, dans le contexte des événements de mai 2021, le président du club Maurice Khamis demandait au gouvernement chilien lui-même d’imposer des sanctions économiques contre Israël. Il en avait alors profité pour apporter son soutien à Daniel Jadue, celui qui était alors le candidat du Parti Communiste Chilien pour l’élection présidentielle à la fin 2021.

“Clásico de Colonias”, un derby à trois

Ces trois clubs ont donc des auras très importantes, et les rencontres sont considérées comme faisant partie des matchs les plus importants de l’année au Chili. Appelées “Clásico de Colonias“, elles sont souvent diffusées en prime-time lors des journées de championnat et avec des stades remplis.

Le duel qui est régulièrement considéré comme étant le plus fort reste celui entre Audax Italiano et la Unión Española. Il s’explique par la grande proximité des clubs, que ce soit pour les années de fondations comme pour deux communautés proches géographiquement.

Il faut aussi dire que si ces matchs sont considérés comme des classiques, c’est aussi parce que ces clubs sont des mastodontes. En termes de trophées, ils regroupent à eux trois 14 titres de champions du Chili et 5 coupes nationales. La dernière ayant été gagnée par Palestino en 2018. C’est la Unión Española qui reste le club le plus titré des trois avec 7 titres de champion, 2 coupes et 1 Supercoupe.

Les trois clubs sont aujourd’hui installés assez confortablement en Primera División. Palestino et la Unión Española se sont d’ailleurs qualifiés pour les barrages des coupes continentales l’année dernière. Audax Italiano est quant à lui troisième du classement à cinq unités du leader Colo-Colo. Cela nous promet encore des Clásicos de Colonias épiques et sous tension tout au long de la saison et des prochaines.

Crédits Photos : Getty Images / PALESTINO

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