Lucarne Opposée
·2 juillet 2025
Andrés Escobar ou la mort du rêve d’une nouvelle Colombie

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·2 juillet 2025
Le 2 juillet 1994, la Colombie se réveille dans l’horreur. Buteur malheureux d’un match perdu d’avance en Coupe du Monde, Andrés Escobar est exécuté dans les rues de Medellín. Avec lui, s’envole alors un rêve de joie.
22 juin 1994, Rose Bowl de Pasadena. On joue la trente-quatrième minute lorsque John Harkes déboule sur le côté gauche, repique quelque peu et cherche Ernie Stewart, bras levé au second poteau. Le ballon s’enroule sur la pelouse, il est alors dévié par Andrés Escobar qui le propulse dans son propre but, prenant son gardien, Óscar Córdoba, à contrepied. Déjà battue par la Roumanie en ouverture, la Colombie, propulsée favorite par le Roi Pelé en personne, est éliminée de la Coupe du Monde, la victoire en clôture du Groupe A face à la Suisse quatre jours plus tard ne changeant rien. De retour au pays, la face sombre de la Colombie entre dans la lumière. Ce que beaucoup savaient mais cachaient explose au grand jour. Le 2 juillet, Andrés Escobar est exécuté à Medellín. La joie s’envole.
Né à Medellín à la fin des années soixante dans une famille issue de la classe moyenne, Andrés Escobar est un enfant sage, sérieux à l’école, discret. Tous les jours après l’école, il s’en tape dans le ballon, le football est une de ses obsessions. Très vite, autour des terrains, les observateurs remarquent ce garçon longiligne à l’élégance particulière qui finit par chercher à oublier dans le football le chagrin d’une maman partie trop vite. Ainsi, quand vient l’heure du choix entre poursuivre ses études et prendre la route du football, il n’hésite pas, Andrés se tourne vers les rectangles verts. Alors qu’il a tout juste vingt ans, il évolue avec la réserve du prestigieux Atlético Nacional et Francisco Maturana, subjugué par son talent, mais aussi l’homme qu’il est en train de devenir, l’appelle alors pour jouer avec les pros, prenant ainsi la place de Norberto Molina. Un an plus tard, il prend cette même place en sélection et inscrira son unique but avec le maillot jaune, une tête face à l’Angleterre.
À la fin des années quatre-vingts, le football colombien est passé d’un football quasi anonyme, qui n’a jamais gagné à l’internationale, n’a jamais véritablement brillé à l’exception d’une courte période à la fin des années quarante, faute de savoir retenir ses talents ou d’en attirer d’autres, à un football qui triomphe. L’injection d’argent (sale) du narcotrafic a permis d’inverser cette courbe en attirant de grands joueurs pour certains clubs, en conservant leurs pépites pour d’autres. C’est le cas de l’Atlético Nacional qui peut ainsi travailler avec la sérénité apportée par l’assurance de pouvoir retenir ses jeunes. Et ainsi d’accélérer le temps. Alors que sa carrière ne fait que véritablement débuter, Andrés se retrouve propulsé en finale de la Libertadores 1989 au sein d’une formation qui écrit l’histoire. Battus 2-0 au Paraguay face à Olimpia, les Verdolagas doivent inverser la tendance à Medellín. Ils y parviennent et arrachent ainsi une séance de tirs au but qu’Andrés a ouverte. Au terme de celle-ci, l’Atlético Nacional devient le premier club colombien à soulever le plus grand des trophées. Andrés a vingt-deux ans, il est alors en route pour une carrière exceptionnelle.
Ce succès, qui vient couronner quatre finales colombiennes en dix ans, apporte de la joie dans un pays qui oscille entre les deux faces d’une même médaille, celle d’une société aussi déchirée que schizophrène. Et à chaque joie, succède rapidement l’horreur. Quelques semaines plus tard, Luis Carlos Galán, journaliste et candidat à la présidence de la république qui voulait lutter contre la corruption générée par le pouvoir des cartels, est assassiné. La Colombie entre dans sa période la plus dure. C’est l’heure des règlements de comptes et de la chasse à l’homme. Une guerre sans merci se propage dans le pays, la Colombie a basculé dans l’ultraviolence. Quelques mois plus tard, après une courte pige en Suisse, Andrés revient à l’Atlético Nacional. Devant le climat qui agite son pays, une seule question hante son esprit : comment utiliser sa position pour l’aider ? Alors il se tourne vers la jeunesse. Andrés finance la scolarisation des défavorisés, aide les démunis, utilise son argent pour des causes sociales. Au même moment, sur le terrain, la sélection prend une autre dimension, elle devient un symbole, l’image d’une autre Colombie, Andrés en est son porte drapeau, son plus beau représentant.
Sous Maturana, les Cafeteros n’ont qu’une consigne majeure, celle de jouer comme ils le ressentent, sans peur, procurer du plaisir. La sélection devient l’âme du pays, elle représente ce que les Colombiens sont au plus profond d’eux-mêmes. La campagne de qualification ne fait que poursuivre une longue montée en puissance d’un football total fait de joie et d’inspiration. Jusqu’à son paroxysme, le dernier match opposant la Colombie à l’Argentine, dernière chance pour l’Albiceleste de priver les Cafeteros d’une qualification directe. Accueillie sous les huées et les insultes, la Colombie joyeuse d’Andrés et sa bande récite un football parfait, humilie l’Argentine, retourne le Monumental. La sélection change drastiquement l’image du pays. Emmenée par Escobar, elle est annoncée comme l’une des grandes favorites de la prochaine Coupe du Monde.
Deux mois après l’historique qualification, un autre Escobar, Pablo, est assassiné à Medellín. La violence monte crescendo. Pablo Escobar ne contrôlant plus l’underground, chacun cherche à imposer sa loi, à prendre le pouvoir. L’insécurité ne fait que croitre, chaque rue devient dangereuse, chaque personne une menace. La protection dont les footballeurs disposaient jusqu’ici saute. Car si tout semble parfaitement se dérouler dès que l’on ne regarde pas de l’autre côté, la Colombie est plus schizophrène que jamais : dans le documentaire The Two Escobar, on voit alors les couches populaires pleurer leur ange Pablo, à l’image de cette femme qui hurle de douleur : « Pablo notre Sauveur. Tu ne peux pas nous laisser. Qu’allons-nous faire sans toi ? » mais aussi l’autre côté du pays, persuadé que le voile sombre des cartels est sur le point de s’envoler. Et l’on voit aussi la sœur de Pablo Escobar qui invective le Président colombien : « Monsieur le Président, pensez-vous vraiment que la violence va cesser maintenant que mon frère a été assassiné ? Ne soyez pas naïf ». La mort d’un baron ouvre en effet la porte aux aspirants. La violence s’intensifie, elle est constante, dans chaque rue. « Il fallait rester sur nos gardes à chaque instant. Tu ne pouvais faire confiance à personne, pas même aux policiers », explique Maturana dans le documentaire des frères Zimbalist. Le pays sombre en plein chaos, les footballeurs ne sont plus protégés. La bulle dans laquelle ils vivaient finit par exploser lorsque le fils de Chonto Herrera est enlevé quelques jours avant la Coupe du Monde. S’il est ensuite relâché, le contexte est pesant alors que la sélection atterrit aux States.
Avant de disputer sa deuxième Coupe du Monde, Andrés a déjà un avenir tout tracé. Contacté par l’AC Milan, il rêve déjà de son avenir en Italie, mais veut d’abord ramener des sourires sur les visages de son peuple. Pour cela, il faut réussir la Coupe du Monde. Malheureusement, le premier match est raté. Privé de René Higuita, jeté en prison quelques semaines auparavant, la Colombie se fait piéger par la Roumanie de Gheorghe Hagi auteur d’un but entré dans la légende. Plus que la défaite en soit, ce premier match marque le début d’une plongée en enfer pour la sélection. Outre l’impact psychologique, les nouvelles venues du pays sont dramatiques, une chape de plomb s’abat sur la sélection. De nombreux parieurs ayant perdu plus que de simples illusions d’entrée de compétition, une mano negra vient de saisir la sélection. Au retour à l’hôtel, Chonto Herrera apprend que son frère a été assassiné à Medellín, il veut alors rentrer au pays, mais Andrés le convainc de rester, le persuadant que le pays a besoin d’eux. Mais la tension ne fait que monter. Près de vingt-cinq ans après la Coupe du Monde, Faustino Asprilla revient sur les événements qui suivent la défaite inaugurale, évoquant surtout la peur : « La seule fois où j’ai eu peur sur un terrain, ce fut lors de la Coupe du Monde 1994 après notre défaite en ouverture face à la Roumanie. On devait avoir une discussion technique avant le match face aux États-Unis et j’ai vu Maturana pleurer, nous disant qu’il fallait discuter avec nos familles parce que si nous ne gagnions pas, ils allaient nous tuer. C’est cela avoir peur ». Tino reprend ensuite les mots déjà prononcés dans le documentaire, allant même plus loin : « Lors de cette discussion, Maturana est entré en pleurant, nous n’avions jamais vu Maturana pleurer…On était là, dans le salon, nerveux, pensant que nous allions devoir battre les États-Unis. [Maturana] est arrivé détruit, on était là, on attendait le discours habituel du coach. La seule chose que Maturana a dit fut : “Barrabás, tu ne peux pas jouer. Si tu joues, ils tuent ma famille, celle de Bolillo et ils te tueront. Tu ne peux pas jouer”. L’équipe est restée la même à l’exception de Carepa Gaviria (NDLR : Hermán Gaviria) qui est entré dans le onze et nous sommes partis parler à nos familles pour leur dire de se protéger parce que nous avions reçu des menaces si nous ne gagnions pas. On est entrés dans le bus, personne ne parlait, nous sommes arrivés au stade dans un silence total. Il n’y avait aucune blague, rien, aucun sourire. Lorsque nous sommes entrés sur le terrain, j’ai vu ce stade avec 50 000 Colombiens, je ne sais pas combien ils étaient. Je les ai regardés et je me suis demandé : “Quel est celui qui me tient en joue. D’où vont-ils me tirer dessus ? ”. J’y ai pensé durant l’hymne. Tout s’est mal passé. Il y avait tant de nervosité, qu’après, lorsque la partie a commencé, il y a eu ce but contre notre camp d’Andrés, le seul de sa carrière. Une chose étrange. Un ballon que le gars a envoyé vers le but, si vous regardez les images, ce ballon aurait fini dans les panneaux et Óscar Córdoba, je ne sais pas où il allait, je n’ai pas compris. Andrés s’est jeté et le contre son camp est arrivé. Nous gagnions toujours conte les États-Unis. Jusqu’à ce jour, nous les avions toujours surpassés, mais nous avons perdu le match qui comptait. Le calvaire a débuté à la fin du match : nous ne savions que faire, nous sommes rentrés aux vestiaires, nous nous sommes regardés en silence, certains pleuraient ». Pendant ce temps, à la télévision colombienne, Adolfo Pérez qui a commenté le match est appelé à lancer l’analyse d’après défaite : « Il est difficile de garder la mesure et la tranquillité nécessaires pour faire un commentaire après avoir assisté à une frustration si grande que celle que nous venons de vivre. La Colombie n’a pas montré de football aujourd’hui car en vérité, aujourd’hui, ce match a été perdu avant le coup d’envoi, avec tout ce qu’il s’est passé autour du match, que nous avons déjà commenté. Ces départs annoncés, ces menaces, ces joueurs qui ne pouvaient avoir la tête au match ». Tout le monde savait, mais en pleine Coupe du Monde, il n’y a de place que pour ce qui brille : le rêve américain de la bande à Bora Milutinović, le football qui peut enfin décoller dans cet immense marché que sont les États-Unis. Barrabas Gómez n’a donc pas joué ce deuxième match, il ne jouera plus jamais au football. Les rêves de joie d’Andrés sont envolés. Durant le match, à Medellín, le fils de María Ester, la sœur d’Andrés, a alors ce terrible pressentiment : « ils vont tuer Andrés ».
La sélection rentre au pays, Andrés retrouve les siens, finit par oublier autant qu’il le peut le seul but qu’il a inscrit contre son camp durant toute sa carrière. Dix jours après ce maudit 22 juin, il appelle Chonto Herrera pour sortir en ville. Malgré les consignes de rester cloitré, de s’isoler, Andrés Escobar sort, veut aller « à la rencontre de son peuple ». Vingt ans plus tard, pour El Espectador, Jesús Albeiro Yepes, procureur chargé de l’affaire Andrés Escobar racontera cette terrible nuit du 2 juillet 1994. « Andrés était dans une discothèque avec Juan Jairo et deux amies. Depuis leur table, Pedro, Santiago Gallón et leurs amis ont commencé à crier “Contre ton camp Andrés, contre ton camp”. Ils l’ont provoqué à plusieurs reprises. Le footballeur leur a demandé de se montrer respectueux et s’est éloigné. Quand il est sorti, alors qu’il était en voiture, il s’est rendu compte que ses agresseurs l’attendaient sur le parking. Il leur a parlé de nouveau, a discuté avec Pedro Gallón, puis son frère aîné Santiago est arrivé pour lui faire des reproches. Humberto Muñoz, leur chauffeur, écoutait ce qu’il se disait et est discrètement descendu de sa camionnette. Pendant que Santiago répétait à Andrés qu’il ne savait pas “à qui il avait affaire”, Muñoz s’est approché et lui a tiré six balles dans la tête ».
L’affaire est résolue en quelques heures. Humberto Muñoz, chauffeur et garde du corps des frères Gallón, anciens du cartel de Pablo Escobar passés depuis chez les Pepes, les tristement célèbres « Perseguidos por Pablo Escobar », l’opérateur des sales boulots conduisant à la mort de leur ancien patron depuis trahi sans ménagement, est seul et unique coupable. Tout est bien évidemment orchestré par les frères Gallón, protégés en haut lieu pour que l’affaire soit totalement réécrite. Jamais ils ne tomberont pour la mort d’Andrés. Humberto Muñoz est condamné à quarante-trois ans de prison pour être libéré au bout de onze. Arrivent alors les mots de Mauricio Serna, milieu de terrain de la sélection, « dans la rue, on disait que si Pablo Escobar avait été vivant, jamais Andrés ne serait mort ». Des propos confirmés par Jaime Gaviria, le cousin de Pablo Escobar, dans The Two Escobar : « Pablo avait des règles » et ce constat qui fait froid dans le dos : « Pablo et Andrés Escobar ont été assassinés par les mêmes personnes, les Pepes. Leur mort marque la fin de l’ère dorée du football colombien ». Toujours ce terrible croisement des destins, cette folle ambivalence d’une société à la dérive. Car Francisco Maturana le rappelle « Notre société pense que c’est le football qui a tué Andrés. Non, c’est la société colombienne qui a tué Andrés ».
Andrés était le digne représentant d’une nouvelle Colombie, celle qui voulait changer l’image du pays, sortir du cliché des cartels dans lequel le monde la représentait alors. El caballero del fútbol était un symbole, le gamin éduqué venu montrer que le football peut changer les choses quand il est une affaire grands hommes. Le 2 juillet 1994, son assassinat marque l’un des derniers tournants de l’histoire du football colombien et de sa tumultueuse relation avec les narcos. Andrés Escobar voulait ramener de la joie dans les rues de sa Colombie, lui offrir une fierté. Sa mort a plongé le pays et son football dans un enfer dont il mettra près d’une décennie à sortir, porté alors par d’autres enfants héritiers du narcofútbol. Des enfants qui eux aussi ont cherché à emprunter ce chemin tracé par l’éternel numéro 2 de l’Atlético Nacional et d’une sélection dont l’histoire est l’une des dernières grandes tragédies de l’histoire du football.
Photo une : Getty Images. Initialement publié le 02/07/2016, mis à jour le 02/07/2025